L’Opéra de la Jonque Rouge : de la Légende à l’Histoire du Wing Chun


Dans les articles précédents, notamment ceux sur Le monastère de Shaolin du sud, entre mythe et réalité, Un bref historique de la société secrète Tiandihui et Les 5 aînés de Shaolin : la mythologie des styles Hung Mun, j’ai développé certains aspects des origines du Wing Chun écrit par Ip Man. Je considère que toute cette partie correspond aux origines légendaires du système, mais ne peut être établie comme vérité historique. Nous l’avons vu cette partie sur les origines du Wing Chun exposé par Ip Man, emprunte à beaucoup d’autres récits légendaires déjà existants. Dans son manuscrit, Ip Man poursuit en indiquant que le Wing Chun s’ est transmis au sein de de l’Opéra de la Jonque Rouge, un opéra itinérant très célèbre dans le Guangdong au 19ème siècle.

« Une fois mariée, Yim Wing Chun transmit son savoir à son mari Leung Bok Chau 梁博儔. Puis, Leung Bok Chau transmit le système à Leung Lan Kwai 梁蘭桂. Leung Lan Kwai l’a transmis à son tour à Wong Wah Bo 黃華寶. Wong Wah Bo était un membre de l’Opéra de la Jonque Rouge 紅船, tout comme Leung Yee Tai 梁二娣 »

Ip Man, 1965/66

La période de l’Opéra de la Jonque Rouge représente le point de transition entre la Légende et l’Histoire du Wing Chun. Toutes les lignées admettent qu’à un moment donné dans l’Histoire du système, le Wing Chun s’est transmis au sein de cet opéra, quelque part entre le début du 19ème siècle et 1854, date à laquelle l’opéra est détruit et interdit pendant 15 ans, conséquence directe de la rébellion des Turbans rouges [1].

 

Contexte historique du Guangdong, début du 19ème siècle

Quelques repères chronologiques dans le Guangdong, au 19ème et au début du 20ème siècle :

  • 1644-1912 – Règne de la dynastie mandchoue, les Qing
  • 1839-1842 – 1ère guerre de l’opium
  • 1850-1864 – Révolte des Taiping
  • 1854-1856 – Rébellion des Turbans rouges
  • 1856-1860 – 2ème guerre de l’opium
  • 1899-1901 – Révolte des boxeurs
  • 1912 – Chute de la dynastie Qing et création de la République de Chine
Carte de la Chine de 1734 et carte du Guangdong de 1735 de Jean-Baptiste Du Halde. Source : BNF Gallica

Le Guangdong est une province à part entière dans l’empire chinois. Cette localité est très riche, très fertile, ouverte sur le monde et dispose d’une forte activité économique sous les Qing. Il en résulte également d’une très forte population, qui ne cesse d’augmenter au cours du 19ème siècle avec l’arrivée en masse de population chinoise d’autres provinces. Aux yeux du reste de la Chine, le Guangdong est souvent montré du doigt, on souligne le caractère belliqueux et grossiers des cantonais et on mentionne des préjugés sur l’alimentation. Face à cette forme de racisme anti-cantonais, les gens du Guangdong apportent comme réponse qu’ils sont les plus chinois de toutes les provinces. Les mongoles puis les mandchous ayant envahis les provinces du nord, les chinois du sud seraient restés « pures ». Le cantonais, la langue du Guangdong, serait également le dialecte le plus proche du chinois archaïque [2].

Sous les Qing, le Guangdong est certainement la province la plus riche de la Chine. Depuis le 16ème siècle, l’empire s’ouvre progressivement aux commerces avec les occidentaux. Le gouvernement mandchou a été toutefois retissant à une ouverture commerciale, car les chinois vivaient repliés sur eux-mêmes en autarcie. Cependant, le commerce avec les occidentaux leurs a permis d’obtenir de l’argent, métal précieux utilisé pour la monnaie du pays.

A partir du 19ème siècle, le Guangdong voit une période d’expansion forte de la population et des marchés commerciaux. Ces facteurs qui ont enrichi les Qing sont maintenant préjudiciables pour l’empire et provoquent des troubles politiques internes [3]. Après 1820, le commerce de l’opium prend de plus en plus d’ampleur et une économie parallèle se développe au profit d’organisations illégales, souvent dirigées par des sociétés secrètes. Les anglais dépensent tout leur argent en achetant du thé aux chinois. Le commerce de l’opium leur permet de récupérer ce métal précieux [4]. Cela déplait fortement aux chinois qui décident de mettre fin au commerce de l’opium. La première guerre de l’opium éclate donc en 1839. Elle se termine en 1842 par la victoire des anglais et de ses alliés européens. Les mandchous s’inclinent donc devant les occidentaux lors du traité de Nankin (1842) qui cède Hong Kong à l’Angleterre et oblige la Chine à ouvrir 5 ports aux occidentaux : Canton, Amoy, Fuzhou, Ningbo et Shanghai. Les sociétés secrètes s’intensifient dans les 5 ports dont l’activité est stimulée par le commerce international et la poussée du capitalisme. Elles enrôlent bon nombre de personne et exercent une pression constante sur le gouvernement mandchou qui ferme les yeux par peur de représailles [5].

Deux peintures illustrant la 1ère guerre de l’Opium (1839-1842). A gauche, peinture de Edward Duncan de 1843, montrant la bataille entre les navires anglais et les jonques chinoises dans la baie d’Anson, le 7 janvier 1841. A droite, peinture de Richard Simkin, montrant les troupes britanniques affrontant les troupes mandchoues à la bataille de Chinkiang, le 21 juillet 1842.

Face à ces tensions permanentes, le pouvoir local s’appuie sur l’aide des élites locales pour assurer le bon fonctionnement de l’administration, le prélèvement des taxes etc… Ces élites bourgeoises jouent donc un rôle très important dans les relations sociales de la province mais également dans l’économie. Ce sont elles qui financent les aides sociales, le travail public et l’éducation [6]. Les élites bourgeoises sont symbole de l’ordre et de la stabilité. Elles interviennent également pour protéger les biens et les personnes, avec l’aide de milices privées personnelles qui jouent parfois le rôle de police.

Administrativement, les provinces du Guangdong et du Guangxi sont réunies sous la grande province du Lianggong, dirigée par un gouverneur général, parfois appelé vice-roi. Celui-ci est nommé directement par l’empereur. Le gouverneur général dirige aussi les deux grandes forces militaires de la province : l’armée de l’Étendard Vert et l’armée des Huit Bannières.

La Luying 綠營, l’armée de l’Étendard Vert, est constituée uniquement de chinois dit han et commandée également par des han. Au contraire, la Baqi 八旗, l’armée des Huit Bannières, est constituée et dirigée uniquement par des mandchous. L’armée des Huit Bannières est mieux entraînée et plus fiable que l’armée de l’Étendard Vert aux yeux des autorités mandchoues.

 

L’Opéra de la Jonque Rouge

Fatshan, (Foshan, en mandarin) est certainement le berceau de l’opéra cantonais, aussi connu comme l’opéra du Guangdong.

Au 16ème siècle, sous le règne de l’empereur Jiajing (1522-1566), il est créé le King Fa Wui Goon 瓊花會舘 (ou 琼花会馆) dans le district de Dajiwei, à Fatshan [7]. C’est le quartier général de la guilde de l’opéra de Fatshan.

Maquette du King Fa Wui Goon (ou Qionghua, en mandarin), la guilde de l’opéra de Fatshan. Source : Guangdong Cantonese Opera Museum de Fatshan.

Le style de l’opéra cantonais se caractérise par sa dynamique et sa vitalité. Il s’inspire de récits épiques avec lesquels des acteurs pratiquent des arts martiaux et des acrobaties, dans des costumes élaborés. On y joue aussi des chansons folkloriques avec des instruments de musiques locaux comme les gongs et tambours. Les différentes troupes d’opéra circulent sur les canaux de la rivière des perles, à bord de jonques peintes en rouge, d’où le surnom Hung Suen 紅船 (Hongchuan, en mandarin), l’opéra de la jonque rouge [8]. La mise en circulation des jonques semble s’être initiée à partir des années 1730. La couleur rouge des jonques aurait plusieurs origines possibles. D’une part, le rouge est la couleur désignée pour la province du Guangdong, ce qui aurait permis de différencier les jonques rouges des jonques d’autres provinces. D’autre part, les jonques auraient pu être peintes en rouge pour attirer l’attention des riverains [9]. Du 19ème siècle jusqu’au début du 20ème siècle, les jonques rouges sont le moyen de transport le plus important pour l’opéra cantonais [10].

A gauche, une maquette de jonque rouge au Cantonese Opera Art Museum de Canton. A droite, une maquette de jonque rouge au Guangdong Cantonese Opera Museum de Fatshan. Nb : on peut voir sur le pont de chaque jonque la représentation d’un mannequin de bois, outil emblématique de l’entrainement au Wing Chun mais totalement anachronique à la période des jonques rouges. J’y reviendrai dans un prochain article.

Les troupes d’opéra sont organisées en société itinérante. Chaque troupe comporte environ 130 personnes avec des métiers et rôles différents : acteurs, musiciens, managers, machinistes, techniciens, administrateurs, blanchisseurs, coiffeurs, cuisiniers, marins. Deux jonques sont nécessaires pour transporter tous les membres de l’équipage, elles portent le nom de Tianting 艇, Bateau du Ciel, et Diting 地艇, Bateau de la Terre. Pour les troupes les plus importantes un troisième navire, nommé Huating 畫艇, Bateau des images, peut servir à transporter tous les décors, costumes et instruments servants aux représentations.

Les navires mesurent environ 28m de long pour 3,5m de large. Ils sont tous identiques, construits selon des normes spécifiques et régulières et peuvent donc être facilement interchangeables.

Les opéras ont pour habitude d’acheter de jeunes garçons aux familles de paysans pauvres pour pouvoir leur apprendre les bases du jeu d’opéra : jouer, chanter et pratiquer des arts martiaux. Traditionnellement, tous les rôles, même féminins, sont joués par des hommes. Les acteurs les plus expérimentés sont identifiés comme Sifu et transmettent leurs connaissances, leurs techniques aux acteurs plus jeunes pour leur jeu d’acteur, leurs performances en chant ou leurs acrobaties et techniques martiales [11]. Les opéras joués sur les Jonques Rouges mettent en scène des mythes et légendes populaires comme celle du célèbre roman Les Trois Royaumes, l’un des 4 grands classiques de la dynastie Ming [7].

Qu’en est-il du Wing Chun au sein de l’opéra de la Jonque Rouge ?

Au 19ème siècle, la prolifération de la piraterie dans tout le bassin de la rivière des perles rend les voyages itinérants des compagnies d’opéra de plus en plus dangereux. Face aux armes utilisées par les pirates (mousquets, canons, longues piques en bambou et sabres), les membres des jonques ont certainement cherché à développer un système de combat au corps à corps pour lutter dans les espaces confinés des navires [12]. Si on ajoute à cela, la forte concurrence entre les différentes troupes, amenant les compagnies à sans cesse se renouveler, et le recours parfois à des activités illégales, comme le jeu d’argent, les membres de la Jonque rouge avaient donc de nombreuses raisons de développer et d’améliorer leurs techniques martiales [13].

D’autre part, selon la tradition du Wing Chun du village de Ku Lo 古勞 (ou Gu Lao), l’opéra de la Jonque rouge aurait abrité la seconde génération de pratiquants de Wing Chun formée directement par Yim Wing Chun et Leung Bok Chau. On retrouve parmi ces pratiquants, Wong Wah Bo et Leung Yee Tai cités dans le manuscrit de Ip Man, mais également Dai Fa Min Kam, Gao Lo Chung, Hung Gun Biu et Leung Lan Kwai [14]. Il est difficile de vérifier l’existence de ces personnages car ils font partie d’une tradition transmise oralement dans le cercle des pratiquants de Wing Chun depuis plusieurs générations. Cependant deux membres de l’opéra de la Jonque rouge sont bien connus et ont éventuellement joué un rôle dans la transmission des arts martiaux au sein de l’opéra : Tan Sau Ng et Li Wen Mao.

 

Tan Sau Ng 攤手五 / 瘫手五

En 1723, un acteur de l’opéra Xiang Kun 湘昆 de Pékin, Cheung Ng 漲五 (Zhang Wu en mandarin) se réfugie au King Fa Wui Goon de Fatshan pour échapper aux autorités Qing qui le persécutaient pour ses activités anti-mandchoues. Durant son voyage vers le sud, il perdit l’usage d’un de ses bras suite à une risque avec des voleurs, d’où son surnom Tan Sau Ng 瘫手五, Ng, le paralysé de la main [15]. Tan Sau Ng est aussi écrit et traduit par 攤手五, Ng, la main déployée, car selon certaines sources, ce surnom aurait été donné à Cheung Ng pour sa dextérité dans l’utilisation de cette technique, taan sau 攤手 [16]. Enfin, d’autres sources indiquent que Cheung Ng a obtenu ce surnom car il était mendiant à Fatshan avant d’intégrer la Jonque rouge et avait toujours la paume de la main ouverte pour récolter quelques pièces de monnaie [17].

Par la suite, à Fatshan, il devient professeur et enseigne ses compétences de comédien au King Fa Wui Goon de Dajiwei. Tan Sau Ng est réputé pour avoir grandement contribué à la renommée de l’opéra de la Jonque rouge [18]. Selon la tradition de Pan Nam 彭南 de Fatshan et du Ban Chung Wing Chun 班中詠春 en Malaisie, il serait à l’initiative de l’opéra de la Jonque rouge et fondateur du King Fa Wui Goon de Fatshan et aurait enseigné le Wing Chun au sein de l’opéra de la Jonque Rouge en particulier à Wong Wah Bo [19]. A ce sujet, la tradition dit que Tan Sau Ng aurait été disciple d’un moine Shaolin du Henan nommée Yat Chum, grain de poussière, et aurait appris le Taijiquan 太极拳, Tanglang 螳螂 la Mante Religieuse, Yingzhao 鷹爪 les serres de l’aigle et Jingangzhang 金剛掌 la paume de diamant [20]. Toutefois Leung Ting réfute cette idée, il indique qu’il est probable que Tan Sau Ng eut enseigné le jeu d’acteur à des personnes comme Wong Wa Boh 黃華寶, Da Fa Min Kam 大花面錦 et Leung Yee Tai 梁二娣 mais pas de techniques martiales [17].

 

La révolte des Taiping

Concernant Li Wen Mao, son histoire s’inscrit dans la rébellion des Turbans Rouges, elle-même considérée comme sous-conflit de la révolte des Taiping qui se déroule de 1850 à 1864. Cette révolte naît dans le sud de la Chine où les perturbations sociales étaient importantes au lendemain de la guerre de l’Opium de 1839-42. Dans les années 1840, il y a une forte augmentation de la pauvreté rurale, ajouté à cela, la pression de la surpopulation, l’effondrement considérable du marché du thé, l’ouverture de nouveaux ports commerciaux et la présence de missionnaire chrétien, le sud de la Chine est perturbé par de fortes tensions sociales à la fin des années 1840.

Hong Xiguan 洪秀全 (1814-64) parvient à mobiliser 20 000 hommes dès 1851. Provenant de la communauté des Hakka, il devient un leader charismatique, inspiré de préceptes chrétiens [21]. Le 19 mars 1853, Hong Xiquan s’empare de Nankin, défendu pourtant par 5000 soldats de l’armée des Huits Bannières, et fait exécuter les 35 000 habitants de la ville, principalement d’origine mandchoue. Nankin est renommée en Tianjing 天京, est devient la capitale céleste des Taiping, 太平天國, le Royaume Céleste de la Grande Paix [22].

La province du Guangdong est indirectement impactée par la révolte des Taiping. Des taxes sont davantage prélevées par les autorités Qing pour mener la guerre contre les Taiping, ce qui augmente la précarité déjà très présente dans la province depuis la fermeture de nombreuses mines d’argent de nombreuses personnes sont sans activité, conséquence directe de la guerre de l’opium (1839-42). Les fortes sécheresses des années 1848, 1849 et 1850 rajoutent des tensions et contribuent davantage à la prolifération de la piraterie et du banditisme. Le désordre devient tellement sérieux que des milices sont créées en 1850 et 1851 [23].

Des troubles importants apparaissent dans le Guangdong dès avril 1853. Les sociétés secrètes de Canton agissent au grand jour en faisant des kidnappings de marchant, en extorquant de riches familles, en imposants leurs propres taxes aux citadins et en placardant des affiches au slogan anti-mandchou. Les autorités de Canton ne parviennent pas à résoudre la crise et des milices s’organisent avec l’aide de barricades et de fortifications pour lutter contre les assaillants.

Les tensions s’intensifient davantage lorsque les autorités demandent un paiement plus important à la guilde des jeux d’argent. En représailles, la guilde s’allie avec la société secrète *Siu Dao Hui 小刀會, la société du petit couteau, composée de nombreux artisans et de bateliers [24]. Ce nouveau groupe entreprend des combats avec les autorités, notamment à Dongguan et Huizhou, deux grandes villes à l’est de Canton [25]. Pour la première fois, le slogan Fan Qing Fu Ming 反清復明 est publiquement revendiqué [26].

La situation particulière de la province du Guangdong donne les conditions idéales à des perturbations généralisées connu sous le nom de la rébellion des Turbans rouges à partir de 1854.

* Le Siu Dao Hui est chassé du Guangdong en 1853. La société secrète se tourne alors vers Shanghai et s’empare de la ville. Shanghai est sous le contrôle de la société secrète jusqu’en 1855, date à laquelle les occidentaux de Shanghai, alliés avec les forces Qing, reprennent la ville. [27]

 

La rébellion des Turbans Rouges 广东洪兵起义

Au 19ème siècle, le Tiandihui 天地會 se divise en plusieurs groupes autonomes dans le Guangdong, toutefois, au début des années 1850, un certain Chen Song 陳松 s’impose comme le rassembleur du Tiandihui et devient le leader général des différents groupes [28]. Le San He Hui 三合會 [29], une filiale du Tiandihui très rependue dans le Guangdong, profite des fortes tensions sociales et provoque une grande insurrection en 1854, qu’on nommera la rébellion des Turbans rouges [30]. Les insurgés se sont nommés Hongjinze 紅巾賊 [31], les Turbans rouges, car ils portent tous un turban rouge autour de leur tête, sensé leur apporter une puissance supérieure [32]. On les appelle également les Hong Bing 洪兵, les soldats des Triades [31].
En 1854, Chen Song rassemble plusieurs meneurs d’homme comme Chenkai 陳開, Li Wen Mao 李文茂, He Liu 何六, Yuan Yushan 袁玉山 pour organiser des insurrections tout autour de Canton et faire émerger un soulèvement général [33]. Toutefois, il semblerait que ce soit Hong Xiuquan en personne, le leader de la révolte des Taiping, qui aurait initié le soulèvement des Turbans rouges dans le Guangdong, en contactant directement Chen Kai et Li Wen Mao [34].

La rébellion démarre au mois de juin 1854, lorsque He Liu et ses hommes attaquent Dongguan. Le mois suivant, Chen Kai et 7000 membres du San He Hui, attaquent Fatshan pour s’emparer des fonderies et des arsenaux qui alimentent toute la province [29] [31]. Plusieurs insurrections suivent durant l’été autour de Canton. Les autorités mandchoues sont vite débordées face à une armée de Turbans rouges estimée à plus de 200 000 hommes [35]. Face à l’ennemi, les forces mandchoues sont insuffisantes : 5000 soldats de l’armée des Huits Bannières, 4000 soldats de l’armée de l’Étendard Vert et 6000 hommes des milices rassemblés à Canton [36].
Cependant, en octobre 1854, Chen Song est arrêté par les autorités mandchoues. Une alliance est alors formée entre Li Wen Mao et Chen Kai, les meneurs d’homme les plus importants des Turbans rouges. Une grande rébellion est organisée pour prendre Canton [37]. Début novembre 1854, l’armée des Huits Bannières arrive à repousser les Turbans rouges au nord de Canton. Les forces impériales se tournent alors vers Fatshan, avec l’aide de navires de guerre, mais l’assaut est un échec, 15000 soldats mandchous sont tués [38]. Finalement, le 12 novembre 1854, le gouverneur du Liangguang, Ye Mingshen 葉名琛 pénètre dans Fatshan et fait brûler plusieurs rues et bâtiments, repères des Turbans rouges, dont celui du King Fa Wui Goon, la guilde de l’opéra de la Jonque rouge [39]. Peu à peu, des milices rurales s’organisent pour reprendre le contrôle, en quelques semaines les Turbans rouges sont repoussés [40]. Toutefois au début de l’année 1855, les Turbans rouges sont toujours assez nombreux et menaçants pour assiéger Canton. Les britanniques ne veulent pas prendre part au combat mais fournissent tout de même de l’aide matériel en alimentant en vivres et munitions les armées mandchoues. Pour renforcer les armées, des mercenaires, yong 勇, sont davantage enrôlés pour former des milices. En mars 1855, Canton est sauvée et Fatshan est libérée, c’est une lourde défaite pour les Turbans rouges [41].
Les insurgés se dispersent dans les provinces voisines, Li Wen Mao et Chen Kai se réfugient dans le Guangxi et d’autres leaders partent pour le Hunan. Certains s’allient avec les Taiping pour continuer la lutte contre le gouvernement Qing.

Finalement la rébellion prend définitivement fin au début de l’année 1856, lorsque les différents groupes sont arrêtés. S’ensuit une « Terreur blanche » où 100 000 personnes directement impliquées ou simplement suspectées d’être liées aux Turbans rouges sont exécutées en masse [42]. Au total, on estime à près d’1 million, le nombre de personnes qui ont perdu leur vie lors de la rébellion des Turbans rouges [43].

Felix Wong 黃日華, interprête le rôle de Li Wen Mao dans le film “M. Jan de Fatshan” 佛山贊先生 de 1981.

Li Wen Mao 李文茂
Li Wen Mao (Lei Man Mau, en cantonais) est originaire de Heshan, dans le Guangdong. Il est connu pour le rôle de Zhang Fei, héros du roman Les Trois Royaumes, dans la troupe Fenghuangyi, de l’opéra de la Jonque rouge, vers la fin des années 1840. Connu pour une forte prestance et une voix puissante, il excelle aussi dans les rôles martiaux [44]. Il est aussi souvent indiqué que Li Wen Mao aurait été un expert en Bak Hok Wing Chun, le style de la Grue Blanche du village de Wing Chun.
En 1854, Li Wen Mao s’impose comme un des principaux leaders de la rébellion des Turbans rouges et enrôle plusieurs membres de l’opéra de la Jonque rouge. Il organise alors ses troupes en trois armées selon les rôles que tenaient les acteurs dans les compagnies d’opéras : Tigres civils, Tigres courageux et Tigres volants [45]. Les hommes de Li combattent avec des costumes d’opéra en symbole des héros du roman Les Trois Royaumes. Lorsque les Qing récupèrent Fatshan en 1854, en représailles face à Li Wen Mao et les troupes d’opéra de la Jonque rouge, le King Fa Wui Goon est incendié. Les opéras itinérants sont alors interdits jusqu’en 1865 [46]. Finalement, en 1871, une nouvelle guilde d’opéra est construite à Canton.

 

Conclusion

L’Histoire du Wing Chun est à lier à l’Histoire de l’opéra de la Jonque rouge, qui représente le point de transition entre la légende du Wing Chun et la réalité historique. Malheureusement, beaucoup d’archives de l’opéra ont été perdues lors de la révolte des Turbans rouges et la destruction du King Fa Wui Goon en 1854.

Dans son manuscrit, Ip Man précise que Wong Wah Bo 黃華寶 et Leung Yee Tai 梁二娣 ont travaillé ensemble sur l’Opéra de la Jonque Rouge. Ils ont comparé, amélioré et échangé leurs techniques, et ainsi, la forme Luk Dim Boon Kwan 六點半棍,  les 6 points et demi du bâton long, a été incorporée au Wing Chun. A ce propos, on sait que la forme Luk Dim Boon Kwan, comme d’autres formes avec armes, était représentée par les membres de l’opéra devant le public [47]. Pour autant cette forme n’est pas spécifique au Wing Chun, elle  s’est répandue dans de nombreux arts martiaux du sud de la Chine de la région de Canton à partir de cette époque, moitié du 19ème siècle [48].

« Il a été dit qu’il s’agissait d’une longue rame utilisée pour pousser les jonques le long des petits canaux et rivières du delta de la rivière des Perles à l’époque des jonques rouges. »

Kleber Battaglia [49]

Le début de l’enseignement du Wing Chun à Fatshan semble étroitement lié à cette période. C’est à ce moment-là, que Leung Jan 梁贊, Fung Siu Ching 馮少青 et Kok Bo Chuen 郝寶全 ont appris le Wing Chun à Fatshan avec des membres de l’opéra de la Jonque rouge. Ces membres de l’opéra tels que Wong Wah Bo 黃華寶, Leung Yee Tai梁二娣, Dai Fa Min Kam 大花面錦 et Yik Kam 奕金 ont peut-être pris part à la rébellion des Turbans rouges de1854 et étaient potentiellement membres du Tiandihui. [50]

Suite à la destruction du King Fa Wui Goon et à l’interdiction des opéras itinérants, les membres de l’opéra de la Jonque rouge survivant de la Rébellion des Turbans rouges, ont dû se cacher durant plusieurs années pour échapper à la « Terreur blanche » qui a suivi la rébellion. Un moment donc propice pour enseigner le Kung Fu en échange d’une protection contre les autorités mandchoues.

 

Concernant Wong Wah Bo, Sergio Iadarola avance qu’il serait à l’origine des 3 formes à main nue dans le système. Il aurait coupé une forme originale nommée Siu Lin Tau 小練頭 en 3 formes que nous avons aujourd’hui, Siu Nim Tau 小念頭 , Chum Kiu 尋橋 et Biu Tze 標指 pour que le système soit appris plus rapidement, pour que les pratiquants puissent combattre les Qing [51]. Cependant, j’émets de grandes réserves face à cette hypothèse car les conditions du champ de bataille ont rapidement évolué en Chine au 19ème siècle. La pratique des arts martiaux dans le cadre de conflits importants, que ce soit pour les troupes armées officielles des Qing, les milices privés ou les insurgés, toutes ces armées ont utilisé des « armes traditionnelles » (épée, sabre, lance…), mais aussi des armes à feu (mousquet, canons…). Le combat à mains nues est donc secondaire, pour ne pas dire quasiment absent, sur le champ de bataille.

 

La rébellion des Turbans rouges est souvent considérée comme un des nombreux conflits de la révolte des Taiping qui s’étend de 1850 à 1864. Pourtant, il apparait que la rébellion des Turbans rouges naît avant tout d’une révolte fiscale qui prend de l’ampleur et qui ne revendique pas de réelle volonté politique. Le lien avec les Taiping n’est pas avéré, contrairement à ce qu’on put prétendre les autorités locales de l’époque [52]. Dans tous les cas, durant cette période, plusieurs conflits et soulèvements ont eu lieu dans quasiment toutes les provinces de l’empire. Si bien qu’en définitif, on considère que la révolte des Taiping a fait 20 millions de morts et représente donc à ce jour la guerre civile la plus meurtrière de toute l’histoire de l’humanité [53].


Sources

[1] www.foshanmuseum.com et The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p66, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[2] Strangers at the Gate, p57, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[3] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p26, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[4] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p1, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009

[5] Les sociétés secrètes en Chine, p121-126, CHESNEAUX Jean, ed. Julliard, 1965

[6] Strangers at the Gate, p29, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[7] Origin of Wing Chun an Alternative Perspective, p15, BUCKLER Scott, Journal of Chinese Martial Studies, Issue 6, winter 2012

[8] www.foshanmuseum.com et The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p61, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[9] Red Boat Troupes and Cantonese Opera, p21-22, YEUNG Loretta Siuling, thèse publiée en 2010

[10] The Popular Religion of Female Employees in Cantonese Opera, p134, YEUNG Tuen Wai Mary, ed. The University of British Columbia, 1999

[11] Red Boat Troupes and Cantonese Opera, p30, YEUNG Loretta Siuling, thèse publiée en 2010

[12] Origin of Wing Chun an Alternative Perspective, p25-26, BUCKLER Scott, Journal of Chinese Martial Studies, Issue 6, winter 2012

[13] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p58-60, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015 et https://chinesemartialstudies.com/2013/09/23/cantonese-popular-culture-and-the-creation-of-the-wing-chuns-opera-rebels/

[14] Complete Wing Chun : The Definitive Guide to Wing Chun’s History and Traditions, p45-46, CHU Robert, RITCHIE Rene, ed. Tuttle Publishing, 1998.

[15] Red Boat Troupes and Cantonese Opera, p20, YEUNG Loretta Siuling, thèse publiée en 2010

[16] Complete Wing Chun : The Definitive Guide to Wing Chun’s History and Traditions, p84, CHU Robert, RITCHIE Rene, ed. Tuttle Publishing, 1998.

[17] Roots and Branches of Wing Tsun, p45, LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[18] www.foshan.gov.cn, Red Boat Troupes and Cantonese Opera, p20, YEUNG Loretta Siuling, thèse publiée en 2010 et The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p61, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[19] Complete Wing Chun : The Definitive Guide to Wing Chun’s History and Traditions, p69-70, CHU Robert, RITCHIE Rene, ed. Tuttle Publishing, 1998 et Roots and Branches of Wing Tsun, p43, LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[20] Complete Wing Chun : The Definitive Guide to Wing Chun’s History and Traditions, p109, CHU Robert, RITCHIE Rene, ed. Tuttle Publishing, 1998.

[21] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p35-36, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[22] Ibid. p37

[23] Strangers at the Gate, p127, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966 et Origin of Wing Chun an Alternative Perspective, p24, BUCKLER Scott, Journal of Chinese Martial Studies, Issue 6, winter 2012

[24] Native Place, City, and Nation: Regional Networks and Identities in Shanghai, p62-65, GOODMAN Bryna, ed. University of California press, 1995

[25] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p7, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009 et Strangers at the Gate, p137, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[26] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p87, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[27] Les sociétés secrètes en Chine, p127-133, CHESNEAUX Jean, ed. Julliard, 1965

[28] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p8, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009

[29] Strangers at the Gate, p139, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[30] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p1, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009

[31] Ibid. p7

[32] Myth in the Shape of History: Elusive Triad Leaders (Chinese Triads: Perspectives and Histories, Identities, and Spheres of Impact), p27, TER HAAR Barend, ed. Singapore History Museum, 2002

[33] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p8-9, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009

[34] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p62, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[35] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p10, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009

[36] Strangers at the Gate, p140, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[37] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p9, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009

[38] Strangers at the Gate, p145, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[39] Roots and Branches of Wing Tsun, p44, LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[40] Strangers at the Gate, p142, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[41] The Heaven and Earth Society and the Red Turban Rebellion in Late Qing China, p11, KIM Jaeyoon, Journal of Humanities & social Sciences, volume3, Issue 1, 2009

[42] Ibid. p11-12

[43] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p66, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[44] Ibid. p61-62

[45] Operatic China : Staging Chinese Identity across the Pacific, p159-160, PI-WEI LEI Daphne, ed. PALGRAVE MACMILLAN, 2006

[46] Red Boat Troupes and Cantonese Opera, p18-19, YEUNG Loretta Siuling, thèse publiée en 2010

[47] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p59-60, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[48] Wing Chun Illustrated, issue 34, p39, RICHTER Alex, MUI FA Publishing, 2017 et Wing Chun Illustrated, issue 35, p38, RICHTER Alex, MUI FA Publishing, 2017

[49] Wing Chun Illustrated, issue 38, p38, BATTAGLIA Kleber, MUI FA Publishing, 2017

[50] Complete Wing Chun : The Definitive Guide to Wing Chun’s History and Traditions, p45-46, CHU Robert, RITCHIE Rene, ed. Tuttle Publishing, 1998.

[51] The 6 Core Elements, p195, IADAROLA Sergio Pascal, ed. Elephant White Cultural Entreprise Co., 2015

[52] https://chinesemartialstudies.com/2013/09/23/cantonese-popular-culture-and-the-creation-of-the-wing-chuns-opera-rebels/

[53] The Taiping Heavenly Kingdom: Rebellion and the Blasphemy of Empire, p3, REILLY Thomas H. , ed. University of Washington Press, 2004 et The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p37, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015


 

1 commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *