Un bref historique de la société secrète Tiandihui

 


Cet article fait suite à celui du monastère de Shaolin du sud, où j’y évoquais de manière très succincte l’origine du Tiandihui. Avec cet article j’aimerais revenir plus en détail sur l’Histoire de cette société secrète, ainsi que préciser son empreinte sur les arts martiaux du sud de la Chine.

 

Introduction

Les spécialistes considèrent que le Tiandihui 天地會 a été la société secrète la plus importante dans le sud de la Chine du 19ème siècle. Cette même société est également à l’origine de nombreuses mafias chinoises, les Triades, présentes à Hong Kong et dans les chinatowns à travers le monde.

Le Tiandihui a été crée au milieu du 18ème siècle dans la province du Fujian [1].

Tian 天 signifiant Ciel ou Paradis. Di 地 signifiant Terre. Hui 會 signifiant Société.

Tiandihui 天地會 ; la Société du Ciel et de la Terre.

Province du Fujian (en rouge). Source : wikipedia

Le Tiandihui est une société secrète qui a depuis dévoilé bon nombre de ses secrets. A ce sujet, il faut tout d’abord préciser la terminologie utilisée. Le terme « société secrète » est un terme donné par les spécialistes européens du 19ème siècle qui ont été les premiers à étudier le Tiandihui [2]. Par comparaison avec les sociétés secrètes existantes en Europe, comme la franc-maçonnerie, les spécialistes européens ont qualifié très vite le Tiandihui comme « société secrète ». Toutefois, en Chine c’est le terme hui 會 qui est utilisé et qui n’a pas vraiment d’équivalent en anglais ou en français. On le traduit grossièrement par société ou association.

De nombreuses sociétés secrètes ont été créées au 18ème siècle en Chine. Le Tiandihui était au départ une société parmi les autres. Ces sociétés secrètes sont apparues pour des raisons variées ; certaines pour apporter une entraide et une protection mutuelle aux membres d’une même société, d’autres pour organiser des activités criminelles et clandestines [3]. A partir du 19ème siècle, le Tiandihui se donne un but plus politique et rallie de nombreuses personnes autour de la devise Fan Qin Fu Ming 反清復明, « renverser les Qing et restaurer les Ming ». J’y reviendrai dans la partie ci-dessous consacrée à la légende Xi Lu.

L’expansion du Tiandihui dans tout le sud de la Chine débute à la fin du 18ème siècle et s’intensifie au 19ème siècle. En se développant, la société secrète s’identifie parfois sous d’autres termes comme Sandianhui 三點會, la société des 3 points, Sanhehui 三合會, la société des 3 unités, ou encore par le terme Hung Mun 洪門, la porte des Hung, ce dernier est utilisé plus particulièrement par les résidents du Guangdong [4]. Par la suite au 20ème siècle, le Tiandihui a également donné naissance aux mafias chinoises, que l’on nomme Triades. Ce terme a été utilisé pour la première fois en 1821, par William Milne, un missionnaire protestant anglais. William Milne avait remarqué que le nombre trois, San 三 (Saam en cantonais), était souvent employé pour désigner une société secrète, comme dans Sanhehui par exemple. Au cours du 19ème siècle, le terme Triades a donc peu à peu remplacé les termes Tiandihui et Hung Mun pour représenter l’ensemble des sociétés secrètes [5] et ce terme a été retenu par la suite pour désigner les mafias chinoises.

 

Pour écrire cet article, j’ai principalement utilisé le livre de Dian Murray, The Origins of the Tiandihui : The Chinese Triads in Legend and History (voir les références dans Sources). Notez que les termes chinois employés sont principalement transcrits selon la prononciation en mandarin la plus couramment utilisée.

 

Quel est le contexte historique lors de la création du Tiandihui ?

Le Tiandihui a été créé au milieu du 18ème siècle, à Zhangzhou, dans la province du Fujian, dans un contexte social, économique et politique particulièrement difficile [6].

Carte du Fujian de Martini Martino, publiée en 1755 à Amsterdam. A droite un zoom sur la ville de Changcheu (Zhangzhou écrit en latin). Source : BNF Gallica

Au début des Ming (1368-1644), Zhangzhou est une localité densément peuplée et riche de ses cultures en maïs, riz et canne à sucre. Zhangzhou jouit également d’un commerce maritime avec les étrangers lui permettant de s’enrichir davantage avec des minerais de valeur, comme l’argent. Cette localité voit donc un développement économique fulgurent, accentué par le développement d’ateliers de fabrication de soie et de coton, d’ustensiles de cuisine en aciers, d’éventail et de sel. Ceci entraine une grande inflation, les prix des terrains s’envolent d’abord à Zhangzhou puis dans toute la province du Fujian, si bien que vers la fin des Ming, la moitié de la population du Fujian migre vers d’autres régions. [7]

Sous les Qing, la situation devient encore plus difficile. La province du Fujian s’adonne à une culture intensive et massive à grande échelle pour faire du profit. La population augmente au sein des villes mais les terres continuent à se vider. Il n’y a plus de place pour les petits paysans [7]. La migration vers d’autres régions s’intensifie en particulier vers le Guangxi, le Sichuan ou encore l’île de Taïwan [8]. Politiquement, le Fujian apparait comme une province difficile à gouverner car elle est tournée vers la mer, en particulier la région de Zhangzhou qui souvent se caractérise comme étant hua wei 化外 « en dehors de la civilisation »  [9]. Entre 1555 et 1564, les Wokou 倭寇 font de nombreux pillages sur les côtes du Fujian, tandis que des brigands attaquent les villes et les villages dans les montagnes à l’intérieur des terres. Au 17ème siècle, la région de Zhangzhou a été le lieu de différentes tensions entre la famille Zheng , loyaliste aux Ming, et les autorités Qing. En 1661, Zheng Chenggong 鄭成功, alias Koxinga 國姓爺, s’installe finalement à Taïwan et chasse les hollandais installés sur l’île depuis 1624. Taïwan servait d’avant poste commerciale sur l’Asie à la VOC, la Compagnie Néerlandaises des Indes Orientales. Pour lutter contre le Royaume de Tungning instauré par Koxinga à Taïwan, l’empereur Kangxi 康熙 (1661-1722)  instaure le haijin 海禁, la politique de la « mer interdite » dès 1661, et demande l’évacuation des côtes pour affaiblir Koxinga. Cette période est connu sous le nom de Grand Dégagement ou la Grande Évacuation, qui laisse des terres totalement abandonnées jusqu’à 100 à 150 km à l’intérieur des terres, créant un véritable no-man’s land. Le ban est levé en 1669 et certains résidents sont autorisés à revenir sur leurs terres. Par la suite, l’interdiction est à nouveau restaurée en 1679, puis définitivement enlevée en 1683 lorsque les Qing parviennent à vaincre le Royaume de Tunging. [10]

Durant cette période de trouble, les dirigeants locaux ont profité du désordre ambiant pour élargir leur sphère d’influence et établir leur propre territoire. Ce qui a amené très vite à des querelles locales plus ou moins importantes que l’on a nommé xiedou 械鬥, principalement dans les régions de Quanzhou et Zhangzhou. On peut interpréter ces conflits locaux comme les conséquences directes de la politique de désertification des côtes de l’empereur Kangxi. Avec le retour des résidents sur leur terre, les choses ne se sont pas améliorées, bien au contraire, les combats sont devenus de plus en plus organisés et importants sous le règne de Yongzheng 雍正 (1722-35). De petits groupes se sont rassemblés pour créer des groupes plus importants formant des pseudo-lignées. Les xiedou étaient encouragés également par la présence d’armes de guerre disponibles puisque la région vivait dans un climat d’insécurité permanent avec la lutte face aux pirates des mers et des brigands. Ces conflits entre les différentes lignées ont entrainé des vendettas sur plusieurs générations. [11]

Concernant cette notion de lignage, ou de clan, elle est importante en Chine du sud à cette époque. Le confucianisme, une des trois grandes écoles de pensée de la Chine, avec le taoïsme et le bouddhisme, a profondément imprégné la société chinoise et place la famille (jia 家) et par extension, la lignée (zangzu 宗族), comme un groupement social fondamental conférant à ses membres des avantages sociales, et parfois économiques, non négligeables. [12]

 

La création et le développement du Tiandihui

C’est dans ce contexte que le Tiandihui est créé en 1761/62 au temple de Guanyi, à Zhangzhou dans le Fujian [6]. D’après Dian Murray, c’est le moine Ti Xi 提喜 qui aurait fondé cette société secrète. [13]

Le Tiandihui se révèle dans ces débuts être une société secrète parmi tant d’autres créées au 18ème siècle pour répondre aux besoins des gens les plus marginaux de la société. Ces sociétés secrètes organisées en confrérie apportent une réponse concrète à la crise économique et démographique qui frappe le sud de la Chine à cette période, par une entraide mutuelle des membres au sein de ces sociétés. Au fil des années, le Tiandihui acquière de plus en plus d’importance et se propage dans de nombreuses régions du sud de la Chine, grâce à ses membres itinérants comme les petits commerçants, les religieux et les émigrés. [14]

Les membres du Tiandihui sont issus des classes sociales les plus pauvres de la société. Les élites n’en font pas partie. Ce sont les personnes dans la précarité et le besoin qui sont attirées par cette société secrète. Les motivations principales sont l’entraide économique et le sentiment d’appartenance à un groupe, à un clan, à une lignée. Au sein du Tiandihui, les membres apportent leur soutien moral et financier aux autres membres de la confrérie. La société agit comme une famille fictive dans les premières décennies de son existence. De ce fait par exemple, les petits commerçants peuvent jouir d’un soutien et d’une protection pour se protéger des brigands sur les routes non sécurisées. Toutefois, le portrait du Tiandihui n’est pas pour autant complètement intègre et honorable car la société mène également des activités illégales voir criminelles. [15]

Au 19ème siècle, le Tiandihui est présent dans tout le sud de la Chine. Son organisation n’est pas centralisée par une société mère dirigeante. La société se multiplie en plusieurs loges autonomes et indépendantes les unes des autres [16]. Parfois plusieurs de ces loges s’allient pour devenir plus puissantes et œuvrer dans un même but. Cela a été le cas par exemple lors de la révolte des Turbans Rouges de 1854 à Canton (J’en reparlerai en détail dans un prochain article). Après la guerre de l’opium (1839-42), différentes loges du Tiandihui se propagent également dans les colonies chinoises du sud-est asiatique et dans les chinatowns à Hawaï et en Amérique avec les émigrés chinois provenant majoritairement du Guangdong [3]. Par exemple, le Chee Kung Tong 致公堂 est créé en 1853 à San Francisco, il est considéré comme une filiale autonome du Tiandihui [17]. Avec cette propagation à l’étranger, on identifie ces groupes comme des Triades, au pluriel, car ces différentes factions sont souvent opposées. Ce factionnalisme a contribué à la dégénérescence des Triades en gangs criminels, en mafias, dès la fin du 19ème siècle [16].

Cérémonie d’initiation d’un nouveau membre du Chee Kung Tong, dessin d’un article du journal de San Francisco. Source : The San Francisco Call, 9 janvier 1898.

Pour se développer rapidement et rallier de nombreuses personnes à sa cause, le Tiandihui a emprunté aux œuvres épiques chinoises les plus populaires de l’époque, certaines pratiques favorisant la fraternité et le sentiment d’appartenance à un groupe. Deux romans en particulier du 14ème siècle ont influencé le Tiandihui : Les Trois Royaumes et Au bord de l’eau. Dans Les Trois Royaumes, les trois héros Liu Bei 刘备, Zhang Fei 张飞 et Guan Yu 关羽 prêtent serment et deviennent frères d’armes se jurant de rétablir la paix dans l’Empire. Dans Au bord de l’eau, les 108 brigands s’organisent en confrérie, portent des surnoms et participent à des cérémonies où ils boivent du sang mélangé à du vin [18].

« Ce jour là, tous scellèrent leur serment par le sang, puis trinquèrent pour ne se quitter qu’après totale ivresse » extrait du roman « Au bord de l’eau » [19]

Une cérémonie d’initiation riche en symbolique

La cérémonie d’initiation d’un nouveau membre du Tiandihui est assez bien représentative, des pratiques empruntées aux romans chinois. Ce rituel n’est pas figé, il peut varier d’une loge à une autre, d’une région à une autre. En voici un aperçu dans ces grandes lignes :

Au préalable, l’initié est lavé et habillé de blanc pour symboliser la pureté d’un nouvel homme. Le couleur blanche symbolisant aussi « la pureté des Ming contre les obscurs Qing ». Ming 明, le nom de la dynastie chinoise déchue mais légitime aux yeux des membres du Tiandihui, signifie « lumière/brillant » en chinois. Tandis que Qing est usuellement écrit avec le caractère 清 qui signifie « clair », mais en omettant la particule 氵on crée un homonyme, Qing 青, qui signifie cette fois « vert foncée ». Ce rituel se caractérise donc dès le départ par une lutte manichéenne : Ming 明 contre Qing 青, la lumière contre les ténèbres, le bien contre le mal.

Certificat remis au nouveau membre du Tiandihui. Source : The Triad Society or Heaven and Earth Association

Une fois l’initié habillé et lavé, la cérémonie peut débuter avec dans un premier temps, le rituel du passage sous les épées croisées, qui représente un gage de confiance envers les membres de la confrérie qui peuvent tuer l’initié à tout moment. Ensuite, l’initié se recueille devant l’autel réservé aux dieux de la confrérie et offre de l’encens [20]. Après cela, l’initié se doit aussi de boire du sang d’un animal sacrifié, mélangé au sien après s’être coupé la main, ce sang étant parfois mélangé à du vin et des cendres d’encens. Ce cérémonial est l’un des plus importants car il allie les membres du Tiandihui autour d’une même cause [21]. C’est lors de ce rituel d’initiation que l’histoire fictive et mystique du Tiandihui, que Dian Murray nomme la légende Xi Lu, est transmise à l’initié [22]. C’est à ce moment aussi que l’initié doit prêter serment d’allégeance à la confrérie et doit répondre à de nombreuses questions auprès du « maître de cérémonie ». Ci-dessous un extrait des écrits de Gustave Schlegel [23], les questions (Q) sont posées par « le maître de cérémonie » tandis que les réponses (R) sont données par « l’avant-garde » qui parle au nom des nouveaux membres :

Q : Comment avez-vous acquis votre connaissance de l’art militaire ?

R : Je l’ai appris au couvent de Shaolin.

Q : Qu’avez-vous appris en premier ?

R : J’ai d’abord appris l’art de la boxe des frères Hung.

Q : Comment pouvez-vous le prouver ?

R : Je peux le prouver par un verset.

Q : Que dit ce verset ?

R : Les poings des courageux et vaillants Hung sont connus du monde entier.

      Depuis le couvent Shaolin, ils ont été transmis.

      Sous toute l’étendue du ciel, nous sommes tous appelés Hung.

      Ensuite, nous assisterons le prince de la maison de Ming.

Outre les cérémonies, les membres du Tiandihui utilisent également un langage oral, écrit et gestuel codé et secret pour se reconnaître entre membres de la société secrète et communiquer de manière discrète [24]. Parmi ces pratiques, on retrouve aujourd’hui encore dans les arts martiaux chinois un symbole gestuel caché dans le rituel du salut. En effet, le salut pratiqué par la plus part des styles du sud est un héritage de ces codes gestuels secrets utilisés par le Tiandihui.

Le poing droit fermé symbolise le soleil 日 et la main gauche ouverte symbolise la lune 月. Les deux symboles réunis forment le caractère Ming 明. [25]
Ce salut représente donc un ralliement pour la cause de la dynastie Ming. C’est un symbole qui illustre la doctrine populaire du 19ème siècle Fan Qing Fu Ming 反清復明, « renverser les Qing et restaurer les Ming » (voir la légende Xi Lu ci-dessous). A noter, que la gestuelle de ce salut peut varier selon les  styles et les lignées, pour autant la main gauche est toujours ouverte et le poing droit et toujours fermé.

D’autres interprétations sont données pour définir la symbolique de ce salut que l’on désigne le plus souvent par Bao Quan Li 抱拳礼 et que l’on peut traduire par « le salut du poing enveloppé ». Ces interprétations sont intéressantes, toutefois je ne souhaite pas m’étendre sur le sujet ici.

 

La légende Xi Lu : le mythe de la destruction du monastère de Shaolin du sud

En 1787, quelques décennies après la création du Tiandihui, un premier témoignage sur la création du Tiandihui est dévoilé par un certain Yan Yan, le fondateur de la loge du Tiandihui de Taïwan [26]. Cette histoire sur la création du Tiandihui évolue par la suite, s’embellit, se teinte de magie et d’évènements tout autant épiques qu’extraordinaires, pour finalement devenir la légende Xi Lu. Barend Ter Haar indique que cette légende a évolué et a abouti avant 1810 à deux traditions qu’il nomme A et B. La tradition A place les événements de la légende durant les règnes de Kangxi (1661-1722) et Yongzheng (1722-35), tandis que la tradition B raconte les événements uniquement sous le règne de Kangxi [27].

Voici un résumé succinct de la légende Xi Lu, synthétisé à partir des textes de Gustave Schlegel (1866) et de William Stanton (1900) qui appartiennent à la tradition A selon Barend Ter Haar :

Au début du 18ème siècle, les Qing sont mis en difficulté par une communauté mongole, les Xi Lu 西魯 ou Eleuth, à l’ouest de l’empire. Les Qing demandent l’aide des moines Shaolin pour repousser l’ennemi. Les moines sortent victorieux de ce conflit et impressionnent grandement le pouvoir impérial, si bien que l’empereur Yongzheng 雍親 (1722-35) craint un soulèvement des moines Shaolin contre les Qing. En 1734, l’empereur décide de détruire le monastère de Shaolin, afin d’éviter une éventuelle insurrection des moines. Il complote avec un moine corrompu nommé Ma Yi Fu 馬儀幅, qui incendie le monastère de l’intérieur, tandis que les troupes mandchoues prennent d’assaut le bâtiment de l’extérieur. Plus d’une centaine de moines sont massacrés, 13 parviennent à s’enfuir mais seulement 5 d’entre eux échappent aux mandchous : Choy Tak Chung 蔡德忠, Fong Tai Hung 方大洪, Ma Chiu Hing 馬超興, Wu Tak Tai 胡德帝, Li Sik Hoi 李式開. [28]

L’armée Qing attaque le monastère de Shaolin. Source : dessin racontant l’Histoire du monastère de Shaolin de Quanzhou, dans le Fujian.

Les 5 survivants décident de former une alliance pour se venger des mandchous et créent la formule devenue célèbre par la suite Fan Qing Fu Ming 反清復明, que l’on peut traduire par « Renverser les Qing et restaurer les Ming ». [29]

 

Frederic Wakeman dit à propos de la légende Xi Lu :

« Ce pot-pourri légendaire n’avait pas grand-chose à voir avec la véritable histoire des sociétés [secrètes] » Frederic Wakeman [30]

Avec la doctrine Fan Qing Fu Ming 反清復明, qui n’apparait dans la légende Xi Lu qu’au début du 19ème siècle, le Tiandihui se colore d’un profond sentiment anti-mandchou et se donne une idéologie politique qui rend d’avantage légitimes ses actions envers les autorités mandchoues. [31]

La légende Xi Lu du Tiandihui a par la suite évolué dans le cercle des arts martiaux chinois du sud de la Chine, en se mélangeant à d’autres personnages folkloriques et d’autres récits locaux [32], pour finalement donner naissance à la légende dite des 5 aînés de Shaolin dont l’histoire est tout à fait similaire à la légende Xi Lu, à quelques détails prêts selon les versions, ce qui entraine très souvent une grande confusion entre les deux mythes. La grande différence par rapport à la légende Xi Lu est l’identité des 5 moines survivants. Dans la légende des 5 aînés de Shaolin, les 5 moines sont : Ng Mui 五枚, Gee Sin 至禪, Fung Tao Tak 馮道德, Pak Mei 白眉 et Miu Hin 苗顯 (noms écrits en cantonais). Cette légende fera l’objet d’un prochain article.

 

Conclusion

Le Tiandihui émerge au 18ème siècle en réponse à la crise économique et démographique qui frappe le Fujian. Les personnes les plus marginales de la société se réunissent en confrérie pour créer une lignée fictive et s’apporter une aide mutuelle et fraternelle. Le Tiandihui, comme d’autres sociétés secrètes, est caractérisé par des rituels lors de cérémonies, où souvent les membres concluent un pacte de sang, qui les unit sous un objectif commun [21]. Au 19ème siècle, le Tiandihui se colore d’une volonté politique, résumée par la doctrine Fan Qing Fu Ming 反清復明 qui est véhiculée à travers le mythe fictif à l’origine de cette société secrète, connu sous le nom de légende Xi Lu.

Dans le Guangdong, c’est le terme  Hung Mun 洪門 qui est le plus répandu pour désigner la société secrète. Le caractère Hung 洪 se réfère au nom de famille du premier empereur de la dynastie Ming ; Hungwu 洪武 [33]. De nombreux arts martiaux du Guangdong se sont dits affiliés de prêt ou de loin avec le Hung Mun. Dans les lignées de ces styles, on trouve souvent un ancêtre ayant été dans le Hung Mun.  C’est le cas du Hung Gar de la lignée de Wong Fei Hung, le fondateur de ce système, Hung Hei Gun 洪熙官 (Hong Xi Guan en mandarin), est connu pour avoir fait partie du Hung Mun [34].  Le Choy Li Fut revendique aussi avoir été affilié au Hung Mun du temps de son créateur et de ces premières décennies au milieu du 19ème siècle.

La doctrine Fan Qing Fu Ming disparait avec l’avènement de la République en 1912 ; les Qing sont destitués et il n’est plus question de restaurer les Ming. Les sociétés secrètes ayant laissées la place aux Triades, elles deviennent parfois instruments de mains des politiques et se replient sur des activités illégales voir criminelles très variées. Dans les grands ports comme Singapour et Hong Kong, les Triades s’adonnent aux contrôles des fumeries d’opium et des tripots, aux maisons de prostitution, aux rackets des commerçants et à l’exploitation de la main d’œuvre ouvrière. Les Triades s’arrogent aussi le quasi-monopole des dockers et des marins [35]. Dans les années 1950, les Triades entretiennent des liens étroits avec certaines écoles d’arts martiaux, pour former et/ou y recruter leurs hommes de mains. Cela a été le cas avec la Triade connu sous le nom de 14K 十四K et l’école du style Bak Mei (ou Pak Mei), à Hong Kong [36].

 

Pour conclure cet article, j’aimerais mentionner certaines similitudes entre le fonctionnement des sociétés secrètes et des écoles d’arts martiaux traditionnels. Il est d’ailleurs fort probable qu’une société secrète comme le Tiandihui ait influencé les us et coutumes des écoles d’arts martiaux traditionnels du sud de la Chine, puisqu’elles ont partagé des liens plus ou moins étroits selon les époques. Pour autant, il est important de distinguer également les différences pour éviter tout amalgame.

Une école d’arts martiaux traditionnels peut s’apparenter à une confrérie, dans le sens où les membres sont dits « frères d’armes » et sont sous la houlette d’un chef d’école que l’on nomme Sifu 師父 ; le maître-père. Cette piété filiale venant de la tradition confucianiste semble d’avantage marquée au sein des écoles d’arts martiaux que dans les sociétés secrètes, mais en définitif tous deux, école d’arts martiaux et société secrète, représentent une famille fictive qui correspond à l’unité sociale chinoise idéale [37].

Enfin, je me demande dans quelles mesures la cérémonie d’initiation du Tiandihui a pu influencer la cérémonie Bai Si 拜師 des écoles d’arts martiaux traditionnels du sud de la Chine. Durant la cérémonie Bai Si 拜師, un élève devient officiellement disciple (todai 徒弟) d’un Sifu devant témoins et prend une place plus importante dans l’école. Le disciple et le Sifu s’engagent réciproquement dans une relation de respect mutuel et de dévouement de l’un envers l’autre : le disciple prête allégeance à son Sifu et contribue au bon fonctionnement de l’école et le Sifu s’engage à transmettre tout son savoir à son disciple.

Tout comme la cérémonie d’initiation du Tiandihui, la cérémonie Bai Si n’est pas figée, on distingue des différences d’un style à un autre, d’un clan à un autre, d’une région à une autre.  Voyons dans ces grandes lignes, les différentes étapes de la cérémonie Bai Si d’un nouveau disciple d’une école d’arts martiaux traditionnels :

Tout d’abord, le disciple de l’école d’arts martiaux porte parfois une tenue particulière pour cet évènement exceptionnel dans sa vie de pratiquant d’arts martiaux. La cérémonie se fait devant des témoins, des personnes internes à l’école. Le disciple offre souvent de l’encens devant l’autel installé en l’honneur des ancêtres de son art martial. Ensuite, le disciple donne une enveloppe rouge (laisi 利是) avec une somme d’argent à son Sifu. Il prête serment et fait le rituel du kowtow 叩頭, en signe de respect devant la confrérie et ses frères aînés. Selon la tradition bouddhiste, ce rituel consiste en étant à genou, les mains au sol, à toucher le sol trois fois avec la tête. Le disciple partage ensuite du thé avec son Sifu qui scelle son engagement auprès de son maître et de son école d’arts martiaux.

Ce rituel du disciple d’une école d’arts martiaux traditionnels peut s’apparenter à la cérémonie d’initiation du Tiandihui  d’un nouveau membre de la société secrète. Toutefois, on doit distinguer des différences importantes et fondamentales ; Le disciple ne risque pas d’être tué par les autres membres de l’école, il n’y a pas de rituel du passage sous les épées. Le disciple offre parfois de l’encens aux ancêtres de son style, en particulier au fondateur de son art martial, mais non pas à des divinités, il n’y a donc pas de caractère religieux. Enfin, le disciple partage du thé avec son Sifu et les membres de sa confrérie, c’est un peu plus modéré que de partager du vin mélangé à du sang et des cendres d’encens.

 

Pour terminer, je dirai que dans une certaine mesure, le Tiandihui a laissé sa marque dans les écoles d’arts martiaux traditionnels du sud de la Chine. Le rituel du salut en un héritage direct des codes gestuels secrets utilisés par la société secrète. Toutefois, même si encore de nos jours, les écoles d’arts martiaux ont conservé leurs racines culturelles et historiques, pour autant, elles n’incarnent aucun intérêt politique, ni religieux, pas plus qu’elles ne soutiennent des activités criminelles. Seules des vertus comme l’honnêteté, l’humanité et la loyauté, correspondant au Wu De 武德, la moralité martiale, sont toujours en vigueur [38].


Sources

[1] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p17, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[2] Ibid, p89-90

[3] Ibid, p1-2

[4] Ibid, p2 et Strangers at the Gate, p118, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966 et Les sociétés secrètes en Chine, p28, CHESNEAUX Jean, ed. Julliard, 1965

[5] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p92, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[6] Ibid, p5

[7] Ibid, p6

[8] Ibid, p8

[9] Ibid, p8-9

[10] Ibid, p9

[11] Ibid, p10

[12] Un lignage chinois aujourd’hui en Chine du Sud-Est, p31, CAPDEVILLE-ZENG Catherine, ENS Paris-Saclay « Terrains & Travaux », 2009

[13] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p17, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[14] Ibid, p16

[15] Ibid, p32-34

[16] Les sociétés secrètes en Chine, p50-51, CHESNEAUX Jean, ed. Julliard, 1965

[17] San Francisco Chinatown: A Guide to Its History and Architecture, p204, P. CHOY Philip, City Lights Books, 2012

[18] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p12, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[19] Au bord de l’eau, tome 2, p859, Shi Nai-An, Gallimard (Folio), 1997

[20] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p29, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[21] Ibid, p1

[22] Strangers at the Gate, p118, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[23] 天地會 Thian Di Hwui,The Hung League or Heaven Earth League, a secret society with the chinese in China and India, p65, SCHLEGEL Gustave, ed. Lange & Co., 1866 et Les sociétés secrètes en Chine, p31, CHESNEAUX Jean, ed. Julliard, 1965

[24] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p38, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[25] Close Range Combat Wing Chun : blocking, stricking, kicking and footwork fundamentals, volume 1, p14-15, WILLIAMS Randy, ed. Unique Publications, 2004 et Le Kung-fu Wushu en souriant, p140-141, CHARLES Georges, ed. Budo Editions, 2010

[26] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p184-190, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994 et The Ritual and Mythology of Chinese Triads : Creating an Identity, p375, TER HAAR Barend, ed. Brill, 1998

[27] The Ritual and Mythology of Chinese Triads : Creating an Identity, p379, TER HAAR Barend, ed. Brill, 1998

[28] The Triad Society or Heaven and Earth Association, p31, STANTON William, ed. Kelly & Walsh. 1900 et 天地會 Thian Di Hwui, The Hung League or Heaven Earth League, a secret society with the chinese in China and India, p15, SCHLEGEL Gustave, ed. Lange & Co., 1866

[29] 天地會 Thian Di Hwui, The Hung League or Heaven Earth League, a secret society with the chinese in China and India, p7 à p19, SCHLEGEL Gustave, ed. Lange & Co., 1866

[30] Strangers at the Gate, p119, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[31] The Origins of the Tiandihui: The Chinese Triads in Legend and History, p89, MURRAY Dian, QIN Baoqi, ed. Stanford University Press, 1994

[32] The Little Idea, Wing Chun compagnon book 2 : Siu Nim Tau, p25, RICHTER Alex, ed. City Wing Tsun, Inc, 2016

[33] Myth in the Shape of History: Elusive Triad Leaders (Chinese Triads: Perspectives and Histories, Identities, and Spheres of Impact), p24, TER HAAR Barend, ed. Singapore History Museum, 2002

[34] Roots and Branches of Wing Tsun, p29 , LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[35] Les sociétés secrètes en Chine, p52-53, CHESNEAUX Jean, ed. Julliard, 1965

[36] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p128-129, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[37] Strangers at the Gate, p120, WAKEMAN Frederic, ed. University of California press, 1966

[38] Wing Tsun Kung Fu – Théories, formes et methodes – les clés du système, p27, FLICKINGER Klaus, 2015


 

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