Qu’est ce que le Kung Fu 功夫 ?

 


Avec cet article, j’aimerais introduire une nouvelle série de publication appelait « Qu’est ce que… ? » dans laquelle, je donnerai ma définition du terme proposé, comme toujours appuyée par des références, et parfois même, de quelques anecdotes qui illustreront mon propos et mon point de vue.

Je commence donc cette série avec la question : Qu’est ce que le Kung Fu 功夫Question à laquelle j’ai répondu des dizaines et des dizaines de fois à de nombreuses personnes qui m’ont interrogé sur ma pratique martiale.

 

Historique et définition de Kung Fu 功夫

Un peu d’Histoire pour commencer. Le terme Kung fu, ou plutôt Cong Fou, a été utilisé pour la première fois en occident au 18ème siècle, par des missionnaires jésuites revenus de Pékin, pour présenter leurs travaux sur la culture chinoise à la cour du Roi de France.

En 1779, le père jésuite Joseph Amiot indique que le Cong Fou est : « une pratique de médecine dont on peut tirer parti pour le soulagement et la guérison de quelques maladies. […] Le Cong-fou consiste en deux choses : dans la posture du corps, et dans la manière » [1]. Le Cong Fou que décrit le père Amiot fait référence à la pratique de santé chinoise que l’on connait de nos jours sous le terme Qi Gong 氣功, ou Dao Yin 導引. Il est donc bien différent de la représentation que nous en avons actuellement.

Exercices de Cong Fou : Fig. 1. Pour dégager la poitrine, tempérer l’ardeur du sang, délasser. Fig. 2. Contre les songes et illusions nocturnes, et leurs suites. Source : Notice du Cong-Fou des Bonzes Tao-Sée, 1779. BNF Gallica

Concrètement que signifie Kung Fu 功夫 (en cantonais) ou Gong Fu (en mandarin) ?

Kung 功 signifie travail, maitrise, effort.

Fu 夫 signifie homme accompli, par extension mari, maître.

On peut donc traduire Kung Fu 功夫 par travail accompli, travail dur, homme accompli par son travail [2] ou encore dans le cadre des arts martiaux ; s’entrainer dur et bien [3]. Pour ma part, lorsque j’explique la notion à mes élèves, j’utilise cette formule ; acquérir un talent, une maîtrise, des compétences, grâce à un bon travail et de nombreux efforts.

Personnellement, j’aime beaucoup la définition donnée par le personnage Cent Yeux dans la série Marco Polo.

Cliquer sur l’image pour lire la vidéo.

« Talent suprême acquis grâce aux efforts » Cent Yeux, série Marco Polo (S01Ep3)

Everybody was Kung Fu fighting ♫ chantait déjà Carl Douglas en 1974. Et de nos jours encore, le grand public assimile très souvent au terme Kung Fu, à un art martial dynamique et athlétique. Les films d’arts martiaux de Hong Kong de l’après-guerre, et plus récemment, les représentations des moines Shaolin dans le monde entier, ont fortement entretenu l’image du moine guerrier discipliné, capable de prouesses physiques et martiales extraordinaires.

Pourtant, le terme Kung Fu ne désigne pas un art martial en particulier. En Chine, c’est une expression familière qui peut également être utilisée pour désigner tout ce qui concerne le travail ou la technique, dans n’importe quel domaine. Lorsqu’on parle de Kung Fu en Chine on ne parle pas forcément d’arts martiaux. Un chauffeur de taxi peut donc avoir un bon Kung Fu en conduite automobile et un chef cuisinier peut avoir un bon Kung Fu en préparation de mets délicieux. Les arts martiaux chinois étant constitués de techniques, ils sont donc parfois appelés Kung Fu dans le chinois parlé. [2] [4]

Bruce Lee démontrant son Gung Fu. Source : Chinese Gung Fu The Philosophical Art of Self-Defense

Bruce Lee pourrait être l’un des premiers à avoir utilisé le terme à notre époque moderne [4]. Dès 1960, il nomme Jun Fan Gung Fu 振藩功夫 la méthode de combat qu’il enseigne à ses élèves américains à Seattle [5]. Jun Fan étant le nom chinois de Bruce Lee et Gung Fu l’orthographe utilisée pour transcrire 功夫. En 1963, Bruce Lee publie son premier livre intitulé Chinese Gung Fu The Philosophical Art of Self-Defense.

Pourquoi Bruce Lee a-t-il utilisé l’orthographe Gung Fu et non Kung Fu ? Car les gens du Taishan, de la province du Guangdong, ont été les premiers à s’installer en Amérique, en particulier sur la côte ouest. Leur accent a fortement influencé le cantonais parlé dans les chinatowns américain. C’est donc le son [g] qui est prononcé pour dire 功夫, d’où Gung Fu, alors qu’à Hong Kong, on le prononce davantage avec le son [k], d’où Kung Fu. [6]

« Les locuteurs chinois utilisent rarement le terme Kung Fu, sauf lorsqu’ils parlent
anglais. » Peter Lorge [7]

En Chine, les arts martiaux chinois sont désignés uniquement par le nom du style. On parle de Wing Chun, Hung Gar, Choy Li Fut, Tang Lang, Bak Hok, Baji, Tong Bei… Parfois le terme Kyun/Kuen (en cantonais) ou Quan/Chuan (en mandarin) est rajouté derrière le nom du style. Kuen ou Quan signifie littéralement le poing et par extension la boxe. On peut parler alors de Wing Chun Kuen (la boxe Wing Chun), Hung Gar Kuen (la boxe de la famille Hung), Shaolin Quan (la boxe de Shaolin), Taiji Quan, Xing Yi Quan… C’est donc essentiellement les occidentaux qui utilisent le terme Kung Fu après le nom de leur style. Moi même, je désigne mon art comme étant du Wing Tsun Kung Fu, comme d’autre peuvent parler de Shaolin Kung Fu, Pak Mei Kung Fu ou Hung Gar Kung Fu. Mais a priori, vous ne trouverez pas de Wing Tsun Kung Fu 詠春功夫 à Hong Kong. Voici quelques exemples de nom d’école de Wing Chun 詠春  de Hong Kong : Chiu Hok Yin Ving Tsun Martial Art Association 趙學賢 詠春拳 會, Ving Tsun Athletic Association 詠春 體育 會 ou encore International WingTsun Association 國際 詠春 總會.

Lorsque les chinois parlent d’arts martiaux, de manière générale, ils utilisent le terme Wushu 武術 (littéralement arts martiaux).  Durant la période où le Kuomintang dominait la République de Chine, de 1928 à 1949, c’était le terme Guoshu 國術 (littéralement arts nationaux) qui été utilisé. Lorsque les communistes ont pris le pouvoir en 1949, ils ont abandonnés ce terme et l’ont remplacé par Wushu. [8]

 

Les différentes classifications des arts martiaux chinois

En occident, le terme Kung Fu 功夫, comme celui de Wu Shu 武術, est devenu un terme générique pour désigner les arts martiaux chinois [3]. On distingue plusieurs classifications pour les désigner. Les trois classifications les plus couramment utilisées sont : interne/externe, nord/sud et traditionnel/moderne.

 

  • interne/externe

Cette classification semble être la plus ancienne. Dès le 17ème siècle, Huang Zongxi 黃宗羲 et son fils, Huang Baijia 黃百家, ont fait mention des arts dits « internes » neijia 内家, les opposants ainsi aux « arts externes » weijia 外家. Les Huang ont été héritiers des arts martiaux de Wudang créés, selon la légende, par Zhang Sanfeng 張三丰. Huang Baijia écrit en 1676 :  » Shaolin est à l’apogée du raffinement pour les arts externes. Zhang Sanfeng était un expert de Shaolin, mais il a bouleversé les arts martiaux et a ainsi créé l’école interne. » [9]

Huang Baijia a qualifié les arts externes de Shaolin comme mettant l’accent sur l’attaque, tandis que les arts internes sont capables de vaincre le mouvement avec l’immobilité et de propulser les assaillants d’un simple geste de la main [9]. On définie encore de nos jours la distinction interne/externe ainsi, en admettant que les arts externes sont faits pour le combat et utilisent essentiellement la force physique, alors que les arts internes sont plus subtiles, utilisent l’énergie, le Qi 氣, et regroupent davantage des voies philosophiques dites de « l’accomplissement de soi » [2].

Cette distinction entre interne et externe, entre les arts de Wudang et les arts de Shaolin, pourrait être davantage idéologique et politique que technique. En effet lorsque Huang Zongxi en 1669, puis Huang Baijia en 1676, font mention dans leur écrit des arts internes et externes, les Qing viennent juste de prendre le pouvoir en Chine. Stanley Henning indique que les arts externes de Shaolin représentaient le bouddhisme étranger, et symbolisaient les agresseurs mandchous (les Qing), tandis que les arts internes de Wudang représentaient le taoïsme, et symbolisaient donc le peuple chinois. [10]

A noter que cette distinction interne/externe est donc à l’initiative des pratiquants d’arts martiaux créés au Mont Wudang qui ont voulu se démarquer des arts martiaux en vigueur de l’époque dont la plupart étaient rattachés à Shaolin.

Les trois grands styles représentatifs des arts internes sont le Taiji Quan 太极拳, le Bagua Zhang 八卦掌 et le Xing Yi Quan 形意拳.

 

  • nord/sud

Nan Quan Bei Tui 南拳北腿, dit un vieux proverbe chinois ; les poings dans le sud et les jambes dans le nord.

Cette distinction géographique convient généralement que les styles du nord utilisent davantage de coups de pied et les styles du sud en font tout autant avec les poings. Le fleuve Yangtze, qui traverse la Chine d’ouest en est, détermine cette séparation nord/sud [11].

Le vieil adage a pourtant été très souvent critiqué car trop caricatural. Par exemple, Huang Hanxun 黃漢勛, un maître de Tang Lang 螳螂, critique le proverbe Nan Quan Bei Tui dans son manuel d’arts martiaux publié en 1954 [12] :

Les arts du sud, couvrant la région du Guangdong à la chaîne de montagnes Qinling, mettent généralement l’accent sur les blocages constant de frappes. Dans les arts du sud, on envoie le poing sans trop étendre les épaules ou les coudes afin d’empêcher l’adversaire de prendre le contrôle des bras. Utilisant le poing de cette manière prudente, les jambes sont encore plus utilisées prudemment. Par conséquent, dans les arts du sud, même si les formes (taolu 套路) comportent plus d’une centaine de mouvements, il ne peut y avoir que deux ou trois coups de pied. Pour cette raison, le profane pense que tout coup de pied est noyé par tous ces coups de poing, et donc il ne parle que de « poings du sud ».

Les arts du nord mettent généralement l’accent sur les coups de poing de longue portée, les positions basses et les coups de pied qui vont souvent plus haut que la tête. Les coups de pied représentent environ 20% de chaque forme, la plupart élevés, et cela attire fortement l’attention du profane, qui proclame par la suite les « jambes du nord ».

 

Gabrielle et Roland Habersetzer ont récemment tenté d’expliquer cette distinction en avançant plusieurs arguments [11] :

Ainsi dans le sud, pays de pêche et de riziculture, où une part de la vie se passe les pieds dans l’eau, les attitudes sont plus statiques et les techniques de combat font surtout appel aux membres supérieurs et aux techniques de blocage. Une autre raison en serait le surpeuplement historique, d’où l’habitude de prendre en considération l’espace limité dont on pourrait disposer pour combattre dans les rues populeuses.

Dans le nord, au contraire, pays des grands espaces, nomades et des chasseurs à cheval, la boxe chinoise se compose davantage de techniques longues, « volantes », voir acrobatiques, et de nombreuses esquives qui ne tiennent pas compte d’un encombrement possible.

 

  • traditionnel/moderne

Cette distinction est la plus récente. On parle le plus souvent de Wushu traditionnel et de Wushu moderne. Elle est apparue suite à la sportivisation des arts martiaux chinois dans les années 1950 par le gouvernement communiste. Progressivement des compétitions sont mises en places avec des règlements sportifs pour évaluer et départager les compétiteurs. Les arts martiaux présentés dans ces compétitions ont été choisis pour leurs qualités gymniques et chorégraphiques. De là sont nés, par exemple, les termes Chang Quan 長拳 et Nan Quan 南拳.

 

Conclusion

Le terme Kung Fu 功夫, bien qu’associé aux arts martiaux chinois, ne représente donc pas pour autant un style en particulier. Il définit plutôt un concept d’accomplissement et de perfection par un travail intense, long et avec beaucoup d’engagement. J’aime ce concept. Je dis souvent à mes élèves qu’il n’y pas de secret dans le Kung Fu, il n’y a que du travail. Et le travail finit toujours par payer. A l’heure où tout va trop vite et où tout se consomme et se jette rapidement, ce concept est presque une philosophie de vie à lui tout seul.

Quant aux classifications des styles de Kung Fu, elles sont nombreuses, parfois évidentes mais parfois aussi hasardeuses. Pour mon style, le Wing Chun 詠春, il est indéniable que ce soit un style de sud de la Chine. Néanmoins, les experts du système ne sont pas toujours d’accord sur la classification interne/externe. Et d’ailleurs, pour satisfaire tout le monde, on parle parfois de style hybride ! A la fois interne et externe ! On trouve aussi dans le Wing Chun, l’influence des « 3 enseignements » chinois ; le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Il est difficile également de ce point de vu, de positionner cet art martial, dans une « case » bien définie.

Enfin, je considère pour ma part que le terme Kung fu est très souvent utilisé comme un abus de langage en occident. Et je trouve d’ailleurs regrettable que certains pratiquants ne savent parfois pas quel style ils pratiquent réellement. Je vais citer une anecdote pour illustrer mon propos. Lors d’un forum des arts martiaux, j’ai rencontré des pratiquants d’une école de « Kung Fu traditionnel ». Tel était le terme qu’ils utilisaient. Curieux, je leur ai demandé quel style précisément ils pratiquaient. Ils m’ont répondu tout simplement qu’ils faisaient du Kung Fu traditionnel. Je leur ai répondu que moi aussi je faisais un style de Kung Fu traditionnel et que ce style s’appelait le Wing Chun. Au final, ils n’ont pas su me dire quel était leur style, ni même leur courant, leur influence…  et je trouve ça fort dommage de se limiter à ce terme Kung Fu qui représente tout et rien à la fois. Les arts martiaux chinois sont d’une grande richesse et d’une grande diversité, un minimum de précision me semble nécessaire.


Sources

[1] Notice du cong-fou des Bonzes tao-séé, dans Mémoires concernant l’Histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, des chinois par les missionnaires de Pekin, tome IV, p442-443, AMIOT Joseph, ed. Nyon l’aîné, 1779. Source : BNF Gallica

[2] Nouvelle Encyclopédie des Arts Martiaux d’Extrême-Orient – Technique, historique, biographique et culturelle, p199, HABERSETZER Gabrielle et Roland,  ed. AMPHORA, 2012

[3] Wing Tsun Kung Fu – Théories, formes et méthodes – les clés du système, p7, FLICKINGER Klaus, 2015

[4] Roots and Branches of Wing Tsun, p17 , LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[5] http://junfangungfuseattle.com/

[6] Roots and Branches of Wing Tsun, p27 , LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[7] Chinese Martial Arts, From Antiquity to the Twenty-First Century, p9, LORGE Peter, ed. Cambridge University Press, 2012

[8] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p11, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[9] Biography of Wang Zhengnan 王征南先生傳, de Huang Baijia 黃百家, 1676. Source : brennantranslation.wordpress.com

[10] Journal of the Chen Style Taijiquan Research Association Of Hawaii, Vol. 2, No. 3, (Ignorance, Legend and Taijiquan), p3, HENNING Stanley, Autumn/Winter 1994)

[11] Nouvelle Encyclopédie des Arts Martiaux d’Extrême-Orient – Technique, historique, biographique et culturelle, p581, HABERSETZER Gabrielle et Roland, ed. AMPHORA, 2012

[12] Charging Punches set 插捶, de Huang Hanxun 黃漢勛, 1954. Source : brennantranslation.wordpress.com


 

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