Distanciation sociale : un paramètre déterminant pour l’auto-défense


Avec la pandémie de Coronavirus, le terme « distanciation sociale » est devenu très populaire ces dernières semaines dans le monde entier. Les contacts physiques sont devenus très limités voir inexistants. Terminées les poignées de main, les accolades, les bises… et la distance sociale qui s’imposait naturellement entre les personnes s’est maintenant agrandie dans la contexte sanitaire mondiale actuelle. Et cela est une bonne chose pour les situations d’auto-défense !

La distance dans un contexte d’auto-défense (et dans les arts martiaux en général) est un paramètre déterminant pour résoudre les situations d’agression. Rory Miller, un expert américain en auto-défense, propose quatre vérités sur les situations d’agression : elles sont plus proches, plus rapides, plus soudaines et plus puissantes que ce que la plupart des gens l’imaginent. [1]

« Une agression se produit plus proche, plus rapidement, plus soudainement et plus puissante que ce que la plupart des gens l’imaginent. » Rory Miller.

Concernant cette première vérité, « plus proche », cela induit donc la prise en compte de la distance. L’entrainement à l’auto-défense doit absolument prendre en considération ce paramètre déterminant dans la gestion d’une agression. Il convient par exemple à l’entrainement de s’exercer à des scénarios où l’on simule ce genre d’agression très proche, très soudaine et où il faut donc adopter un comportement, une posture, une garde camouflée pour permettre de faire face au mieux à ces situations compliquées.

Exemple de garde camouflée. Source : photo personnelle.

De nombreux ouvrages d’auto-défense, ou self-defense, prennent en compte cette phase de pré-combat. Les personnes qui se sont intéressées à ce domaine en font régulièrement mention. Bruce Lee l’évoquait déjà dans les années 1960 [2] et plus récemment dans la littérature française dans Protegor [3] de Guillaume Morel et Riposter [4] de Michael Ilouz.

 

La distanciation sociale au service de l’auto-défense

Une collègue m’a raconté une mésaventure qui lui est arrivée, il y a quelques jours. Au volant de sa voiture, elle a eu un léger accrochage avec un scooter. Comme on peut s’y attendre, ces incidents sont fréquemment sources de conflits entre les usagers de la chaussée et le ton peut vite monter jusqu’à des débordements de violence souvent absurdes, surtout à Marseille !

Le gars au scooter s’est donc mis à vociférer contre ma collègue en se reprochant d’un air menaçant sans porter de masque. Non pas par réflexe d’auto-défense, mais par crainte d’une contamination au virus, elle lui a imposé de garder ses distances en lui disant avec un ton ferme :

« Non ! Non ! Non ! Ne vous approchez pas, vous ne portez de masque ! »

Le gars s’est maintenu à distance et la situation s’est désamorcée sans complication.

Cette situation m’a tout de suite fait penser à un de mes cours de Wing Chun qui remonte au mois de janvier de cette année. Je me rappelle avoir plaisanter avec mes élèves alors que j’abordais cette notion de distance dans un de mes cours, axé ce soir là autour du rituel de l’agression et de la stratégie pré-affrontement à adopter pour, au meilleur des cas, éviter l’affrontement, ou au pire des cas, y faire face en mettant le plus de chance de son côté. L’épidémie n’était pas encore sortie de l’Asie, mais les médias commençaient à beaucoup en parler. Ce soir là, lorsque j’ai évoqué des astuces pour essayer de maintenir la distance d’un potentiel agresseur, je me rappelle avoir simuler une toux avec le bras levé et la main ouverte en direction de l’agresseur en disant « N’approchez pas, je suis malade ! ».

« N’approchez pas, je suis malade ! » Source : photo personnelle.

Petit rappel d’un des gestes barrières : tousser dans votre pai jarn 批掙 (coup de coude horizontal en Wing Chun) !

 

La distance ; un paramètre déterminant en phase pré-combat

Keith Kernspecht, un expert allemand en Wing Chun et en auto-défense, est l’un des premiers à avoir évoqué les différentes phases du rituel de l’agresseur menant à une attaque dans une situation de rue. Dans son bestseller Blitzdefense [5] paru en 2000, il y précise quatre phases qui sont :

  • la phase visuelle
  • la phase verbale
  • la phase de saisie ou de bousculade
  • la phase finale ; l’agression

Rory Miller a mis également en évidence un procédé de fonctionnement d’une agression qu’il nomme la danse du singe ; the Monkey Dance [6]. Ce procédé se décline par un rituel de domination et d’approche de l’agresseur par plusieurs étapes successives bien spécifiques. Les étapes présentées par Rory Miller sont identiques à celles de Keith Kernspecht, avec cependant une étape supplémentaire ; le rapprochement physique. Ces cinq étapes sont donc :

  • le contact visuel, souvent agressif.
  • Le contact/défi verbal.
  • Le rapprochement physique.
  • Le premier contact physique qui n’est pas une attaque franche (une poussée, une saisie, un doigt sur le torse… ).
  • L’aggression proprement dite ; par exemple, le crochet du droit au visage.

Dans ce rituel de domination, le pratiquant d’auto-défense vigilant et aguerri reconnaitra certainement assez tôt le potentiel agresseur avec les deux premières étapes ; les contacts visuel et verbal. Lors de la phase de rapprochement physique, il faut faire en sorte de limiter au maximum la progression de l’agresseur et garder donc une distance assez grande pour prévenir d’une potentielle agression. Plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens, néanmoins il faut faire confiance à son instinct et « lorsqu’il y a un doute, c’est qu’il n’y a pas de doute » ; il faut donc essayer de prendre la situation en main, plutôt que d’espérer que tout se passera bien.

« Quand il y a un doute, c’est qu’il n’y a pas de doute » Sam, dans Ronin (film de 1998)

Le contexte sanitaire actuel donne un atout sur ce paramètre de la distance. Puisque la norme à l’échelle mondiale actuellement est de maintenir cette fameuse distance sociale d’au moins 1m comme le recommande l’OMS, c’est le cas en France, mais parfois plus avec 2m de distance au minimum en Italie, en Espagne et aux Etats-Unis. Même si ces derniers temps, à Marseille en tout cas, de nombreuses personnes semblent déjà avoir oublié cette règle de distanciation sociale et les gestes barrières.

 

Pourquoi maintenir la distance est si important en cas de menace ?

Le temps et la distance sont intimement liés. Du temps, nous en perdons suffisamment lorsqu’un agresseur se jette subitement sur nous avec vélocité. Avoir de la distance entre soi et l’agresseur nous permet de gagner un temps précieux pour observer ce qu’il se passe et agir en conséquence. Le cycle de Boyd peut nous aider à comprendre le processus d’une réponse défensive dans le domaine de l’auto-défense.

En 1960, le Colonel John Boyd de la U.S. Air Force a défini la boucle OODA [7] qui est devenue un standard pour les prises de décision combative. Boyd conçoit quatre processus ; observer, s’orienter, décider et agir. Ce modèle a été repris dans plusieurs autres domaine, dont celui de l’auto-défense.

Brièvement, le boucle OODA se décompose ainsi :

  • O > Observer : on observe ce qui se passe.
  • O > s’Orienter : on analyse et interprète ce que l’on vient d’observer.
  • D > Décider : on aboutit à une décision après avoir traiter les informations.
  • A > Agir : on exécute la décision par une action.

Dans le contexte de l’auto-défense, prenons comme exemple un agresseur qui lance subitement un coup de poing à la tête d’une victime ; l’attaque de l’agresseur, son action, se réalise donc à la fin de sa boucle OODA. A ce moment précis, le défenseur (la victime) commence sa boucle OODA en observant l’attaque qui vient sur lui. Le défenseur est donc au début de sa boucle OODA. Il doit passer les quatre processus (observer, s’orienter, décider et agir) pour tenter une manoeuvre permettant de défendre, d’une manière ou d’une autre, l’attaque de l’agresseur. En résumé, à courte distance (autour de 1m), le temps de réaction du défenseur est trop long par rapport à l’attaque de l’agresseur. Il convient alors de mettre impérativement de la distance entre soi et l’agresseur. Pour plus de précisions concernant ceci, je conseille la lecture de Riposter de Michael Illouz [8].

Je vous invite également à visionner cette vidéo de la chaine youtube Karate Bushido, où Michael Illouz explique le cycle de Boyd et aborde le concept de la kinésphère (concept également présenter dans Riposter [9]).

Cliquer sur l’image pour visionner la vidéo.

La kinésphère est un concept théorisé par Rudolf Laban, un danseur et chorégraphe hongrois de danse classique. On peut définir la kinésphère comme l’espace délimité par l’extension plus ou moins complète des bras et des jambes, ce qui crée différentes grandeurs de kinésphère, dans toutes les directions, sans déplacement du point de support [10].

Si l’on transpose ce concept au combat entre deux personnes, il désigne alors l’espace accessible par les frappes exercées avec ses membres, et à la fois notre espace vital, l’espace exposé aux frappes de l’adversaire [9].

kinésphère
La kinésphère ; concept utilisé en danse classique qui représente l’espace que l’on peut atteindre avec les membres du corps. Source : https://thespaceintherelationship.wordpress.com/kinesphere/

Enfin, ce concept de distance évoquera certainement aux adeptes des arts martiaux japonais la notion de Ma-ai 間合. Cette notion est définie comme étant l’espace-temps (Ma) séparant deux combattants lors d’une pause dans l’affrontement avec maintien du contact visuel et recherche de l’harmonie (Ai) entre eux. Pour être plus précis, le Ma est un concept intégrant à la fois une notion d’intervalle physique et d’espace temporel qui peut exister entre deux entités, deux mouvements ou deux instants [11].

 

En résumé et en conclusion

Tout comme pour faire face à l’épidémie de covid-19, l’auto-défense a aussi ses gestes barrières. La distanciation sociale fait donc partie d’une stratégie d’ensemble à adopter pour prévenir d’une agression de rue. Pour cela, il convient bien sûr d’en repérer les signaux, de faire confiance à son instinct. Si une mauvaise situation se présente, il faut éviter l’affrontement autant que possible en s’éloignant ou à défaut en conservant la distance et en essayant de désamorcer la situation par le langage. L’art oratoire sera toujours préférable à l’art martial… mais si ça tourne mal, l’art martial est là !

Gagner de la distance, c’est gagné du temps. Et cette distance est donc déterminante pour pourvoir établir, le cas échéant, le premier contact avec l’agresseur de manière la plus efficiente possible. Ce contact dépend bien sûr du type d’attaque lancée par l’agresseur et des techniques utilisée par votre art martial ou système de défense (blocage, contrôle, saisie, coup d’arrêt, coup qui intercepte…).

Ce concept du contact est important dans les arts martiaux du sud de la Chine, dans leur jargon on le nomme kiu 橋 ; « le pont ». Il faut comprendre ce « pont » comme un contact qui relie le bras de l’adversaire avec l’un de nos bras. En Wing Chun ce concept est particulièrement entrainé dans la seconde forme Chum Kiu 尋橋, littéralement « chercher le pont ». Le pratiquant de Wing Chun doit y apprendre à chercher « un pont » entre lui et son adversaire. On trouve aussi ce même concept dans le Hung Gar de la lignée de Wong Fei Hung ; Sap Yi Ji Kiu 十二支橋 ; « les 12 ponts ».

J’espère pouvoir développer davantage ce concept dans un autre article. D’ici là, gardez vos distances !


Sources

[1] Meditations on Violence, A Comparaison of Martial Arts Training & Real World Violence, p55, MILLER Rory, YMAA Publication Center, 2008

[2] Bruce Lee, Ma Méthode de Combat, LEE Bruce et UYEHARA Mitoshi, p24, Budo Editions, 2000 (traduit de Bruce Lee’s Fighting Method, Ohara Publications, 1977)

[3] Protegor – Guide pratique de sécurité personnelle, self-défense et survie urbaine, p246, MOREL Guillaume et BOUAMMACHE Frédéric, AMPHORA, 2017

[4] Riposter – Abrégé de self-défense, développez votre efficacité en cas d’agression, p36, ILLOUZ Michael, AMPHORA, 2017

[5] Blitzdefense, your strategy against thugs, KERNSPECHT Keith, p31-32, WU-SHU VERLAG KERNSPECHT, 2000

[6] Meditations on Violence, A Comparaison of Martial Arts Training & Real World Violence, p42, MILLER Rory, YMAA Publication Center, 2008 et Facing Violence – Preparing for the Unexpected, p26, MILLER Rory,  YMAA Publication Center, 2011

[7] Meditations on Violence, A Comparaison of Martial Arts Training & Real World Violence, p36-39, MILLER Rory, YMAA Publication Center, 2008

[8] Riposter – Abrégé de self-défense, développez votre efficacité en cas d’agression, p23-28, ILLOUZ Michael, AMPHORA, 2017

[9] Riposter – Abrégé de self-défense, développez votre efficacité en cas d’agression, p26, ILLOUZ Michael, AMPHORA, 2017

[10] Définition partielle des concepts de kinésphère et de dynamosphère comme outils d’interprétation en danse contemporaine (Mémoire), TRAMBLEY Myriam, p30, université du Quebec à Montréal (UQAM), dec 2007

[11] Nouvelle Encyclopédie des Arts Martiaux d’Extrême-Orient – Technique, historique, biographique et culturelle, HABERSETZER Roland et Gabrielle, p505 ed. AMPHORA, 2012

[12] The intermediate WingTsun Kungfu set – Chum Kiu, LEUNG Ting, p8, Leung’s Publications, 2002


 

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