Cet article introduit une nouvelle catégorie sur ce blog intitulée : Biographie. J’y présenterai la vie d’experts et de grands maîtres d’arts martiaux dans leurs grandes lignes. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour certains grands pratiquants d’arts martiaux qui ont apporté leur pierre à l’édifice. L’Histoire retient parfois certains noms mieux que d’autres. J’espère que ces futurs articles vous aideront à comprendre pourquoi.
Je commence donc par un premier article sur le maître philippin Venancio « Anciong » Bacon (1912-1981), et par la même occasion, j’aborderai la création de son style ; le Balintawak Eskrima. Originaire de Cebu aux Philippines, le style de Anciong Bacon est devenu un courant important dans les FMA de nos jours. De nombreux systèmes se sont développés sur les grands principes du Balintawak, c’est le cas du Combate Eskrima Maranga que je pratique depuis 2012.
Le successeur de Lorenzo Saavedra
Peu de personnes ont écrit sur Anciong Bacon. La littérature n’a pas été abondante à son égard. Il est pourtant un des plus grands pratiquants de FMA de l’Histoire de Cebu. Les lignes qui suivent ont été rédigées à partir d’informations recueillies dans les sites web des élèves de deuxième génération, pour la plupart d’entre eux, de Anciong Bacon, ainsi qu’avec certains documentaires comme Eskrimadors [1]. J’y indiquerai aussi quelques anecdotes que j’ai pu entendre auprès de Maestro Rodrigo Maranga.
Venancio « Anciong » Bacon est né en 1912 à Carcar sur l’île de Cebu. Par la suite, il s’installe à San Nicolas en périphérie de Cebu City. San Nicolas était alors un quartier où résidaient les personnes issues des classes sociales les plus pauvres, ainsi que les nouveaux arrivants de nombreuses régions de Cebu et des îles adjacentes qui souhaitaient commencer une nouvelle vie. [2]
Il débute la pratique de l’Eskrima adolescent, au Labangon Fencing Club de Cebu City, créé en 1920, sous la houlette de Lorenzo « Enzong » Saavedra (1852-1944), maître du style Corto Linear. Anciong Bacon devient partenaire d’entrainement et ami de Teodoro « Doring » Saavedra, qui n’est autre que le neveu de Lorenzo Saavedra. [3] [4]
Au début des années 1930, le Labangon Fencing Club est fermé. Puis en 1932, il est crée un nouveau club d’Eskrima qui rassemble des eskrimadors de Cebu : le Doce Pares. Dirigé par Lorenzo Saavedra, le club est composé de 3 membres de la famillle Saavedra et de 9 membres de la famille Canete. Peu après, 12 autres eskrimadors rejoignent le club, parmi eux, Anciong Bacon. [4]
Le Grand Maître Lorenzo Saavedra a été l’instructeur d’Anciong Bacon. Il l’a formé à l’Espada y Daga comme le voulait la tradition. Anciong Bacon s’est montré redoutable dans cette pratique si bien qu’il mettait grandement en difficulté ses partenaires d’entrainement avec le maniement du couteau (daga). Pour lui rajouter une difficulté supplémentaire, Saavedra a imposé à Bacon de ne pas se servir de son couteau et de pratiquer avec la main gauche vide. Ce qui avait été posé comme un problème, devient une opportunité pour Anciong Bacon ; il pouvait utiliser sa main gauche pour frapper, saisir, pousser… [5]
Au sein du Doce Pares, Anciong Bacon était considéré comme un des meilleurs eskrimadors [1]. Du haut de ses 1 m 57 pour 55 kg, Anciong Bacon était un homme sans prétention. Il a pourtant était décrit par beaucoup de ses élèves comme étant extrêmement rapide et il était capable de maîtriser quelqu’un sans le frapper en exploitant son équilibre. Toutefois, il est également connu pour avoir remporter de nombreux duels et notamment par des frappes au bâton d’une précision chirurgical. [4]
Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Cebu est envahi par les troupes japonaises au mois d’avril 1942. Lorenzo et Teodoro Saavedra meurent à cette époque. Teodoro « Doring » Saavedra, l’ami et partenaire d’entrainement d’Anciong Bacon, est capturé, torturé et exécuté par les japonais. Lorenzo Saavedra, le maître de Anciong Bacon, meurt de vieillesse à cette même période.[4] [6]
Au lendemain de la Guerre, les Saavedra n’étant plus là, le Doce Pares est donc dirigé par la famille Canete. Des tensions et querelles politiques apparaissent au sein du club et Anciong Bacon n’y trouve plus sa place. Cette période de tension le pousse à quitter le Doce Pares et fonder son propre groupe en 1952. [4] [6]
La création d’un nouveau système ; le Balintawak Eskrima
Anciong Bacon et quelques autres membres du Doce Pares créent le Balintawak Self Defense Club le 28 juin 1952 [6]. Le club était installé à côté d’une porcherie, à l’arrière cour d’un magasin de montres appartenant à Eduard Baculi, un élève de Anciong Bacon. Ce magasin était situé dans une petite rue de Cebu nommée Balintawak street. Le nom Balintawak vient d’un lieu historique de la banlieue de Manille. C’est à cet endroit, que les membres du Katipunan, une organisation révolutionnaire clandestine, ont ouvertement déclaré leur désir de se libérer du joug de la domination étrangère espagnole. Cet évènement historique, connu sous le terme Cry of Balintawak, a eu lieu le 26 août 1896, il marque le début de la Révolution Philippines. [2] [4]
Anciong Bacon est épaulé par deux eskrimadors de renom, Timoteo Maranga et Delfin Lopez, pour fonder le Balintawak Self Defense Club. Ensemble, ils formaient les 3 piliers du Balintawak Eskrima. [1] [7]
Lors de mon premier séjour aux Philippines en 2013, Maestro Rodrigo Maranga m’a raconté une anecdote concernant son père, Timoteo Maranga, et Anciong Bacon, alors que nous déjeunions dans un restaurant. Ce jour là, nous avions commandé un plat philippin qui été accompagné d’une sauce très épicée avec de tous petits piments extrêmement forts appelés sili kolikot en cebuano. Maestro Drigo nous a indiqué qu’un des surnoms de Anciong Bacon était « le petit piment ». Bacon était petit mais extraordinairement rapide, féroce et explosif à l’image d’un petit sili kolikot. Ces adversaires étaient toujours très surpris de l’agilité et la vélocité du Grand Maître. Un jour, Timoteo Maranga et Anciong Bacon se sont faits provoquer dans la rue, pour un combat au bâton. L’assaillant a préféré choisir le plus petit des deux hommes, Anciong Bacon, car Timoteo Maranga était de grande taille et avait un physique imposant. L’assaillant ne savait pas que le plus petit était le maître du plus grand. Le combat n’a duré qu’un instant…
« Anciong Bacon, le petit piment !! »
La rencontre de Anciong Bacon avec Delfin Lopez témoigne également du niveau d’excellence du Grand Maître. Lopez était déjà un eskrimador expérimenté lorsqu’il rencontra Bacon. Bien plus imposant physiquement que Bacon, Lopez pensait pouvoir le dominer facilement en utilisant sa force. Se ruant sur son adversaire, Lopez s’est très vite retrouvé projeté au sol et désarmé, après avoir reçu quelques coups. L’affrontement entre les deux hommes n’a duré que quelques secondes et Anciong Bacon venait de gagner un élève fidèle. [4]
En fondant, le Balintawak Self Defense Club, Anciong Bacon voulait quelques choses de nouveau, différent de ce qui était traditionnellement enseigné au Doce Pares, comme le maniement des deux bâtons et de l’Espada y Daga. Son système était au contraire basé sur l’utilisation d’un seul bâton et un éventail large de technique avec le reste du corps ; tirer, pousser, frapper avec le poing, les pieds, la tête, les coudes et les genoux [1]. Anciong Bacon voulait transmettre au sein du Balintawak Self Defense Club, le style Saavedra qu’il avait reçu de son Maître et pratiquer un Eskrima pour le combat. [6]
On retrouve dans le logo original du Balintawak Esrkima, des symboles spécifiques à ce système. Les quatre cercles forment un oeil de boeuf et représentent les quatre niveaux d’apprentissage du Balintawak Eskrima ; de base, intermédiaire, avancé et de maîtrise. Le bâton est l’arme principale, c’est une simple extension du bras. Le Bolo est l’arme blanche choisie par les pratiquants de Balintawak Eskrima. Le poing représente les techniques de combat à main nue. Le Balintawak Eskrima se veut tout aussi efficace avec ou sans arme. L’Oeil de la Providence est une représentation de Dieu et les balances représentent la Justice. [8]
Le Balintawak Eskrima se focalise sur le combat rapproché. Il se pratique avec un seul bâton et la main libre utilisée pour compléter le bâton avec des techniques défensives et offensives. Ces techniques offensives comprennent des coups de poing, des coups de pied, des verrouillages, des désarmements, des balayages, des projections, des clés… On nomme le travail effectué avec la main gauche, la main libre ; tapi-tapi. Le Balintawak Eskrima est un système d’auto-défense conçu pour le combat de rue, l’accent étant mis sur la simplicité, la vitesse, l’efficacité et le pragmatisme. [5]
Un des grands principes de combat du Balintawak Eskrima est ce qu’on appelle Cuentada, un mot d’origine espagnol qui signifie compter, calculer. Dans le contexte d’un combat, on pourrait le traduire par contrer. Ce principe part du postulat que chaque mouvement à un contre, et que chaque contre à un contre à son tour, etc… Chaque mouvement est donc effectué en anticipant inconsciemment la réponse de l’adversaire. Anciong Bacon nommé parfois son art comme Cuentada. [9] [10] [11]
L’âge d’or de l’Eskrima et les Juego Todo
La création du Balintawak Self Defense Club en 1952 marque le début d’une rivalité intense entre les différents eskrimadors de Cebu et a abouti à des années de confrontations violentes. Les pratiquants du Doce Pares et du Balintawak se sont particulièrement affrontés lors de duel, sans aucunes règles ni protections ; nommés Juego Todo (expression d’origine espagnole voulant dire « tout jouer »). A cause des régulières blessures sérieuses lors de tels duels, les Juego Todo ont également été appelés « matchs à mort ». Ces combats étaient le plus souvent honorables, mais certaines fois déloyales ; Delfin Lopez a par exemple été lâchement poignardé dans le dos par surprise. C’est durant cette période mouvementée, jusqu’à la fin des années 1960, connue désormais comme l’âge d’or de l’Eskrima, que cet art s’est développé lors de situations réelles. [1] [4] [6] [12]
« Simhota Ko Dong ! »
« Viens me sentir ! »
Anciong Bacon
Certain eskrimadors du Balintawak ont acquis une renommé considérable lors des Juego Todo, comme Timoteo Maranga, Atty Jose Villasin, Teodor Buot, Teofilo Velez, et bien sûr, Anciong Bacon. Le Grand Maître du Balintawak a d’ailleurs tué un agresseur qui lui avait tendu une embuscade, lorsque Anciong Bacon rentra chez lui, un soir à Labangon. Suite à cet affrontement et au décès de son agresseur, Anciong Bacon a fait plusieurs années de prison, laissant le learderchip du Balintawak Eskrima à Jose Villasin et Teofilio Velez. Anciong Bacon a été libéré au milieu des années 1970, il est décédé quelques années après, en 1981. [4]
L’héritage de Anciong Bacon
La grande vertu de Venancio Anciong Bacon était sans doute son désir constant d’innover et d’améliorer sa technique et d’enseigner à qui voulait bien apprendre. [4] Ses élèves ont continué à leur tour dans cette voie en innovant et systématisant le Balintawak Eskrima. Sous la tutelle de Anciong Bacon, Jose Villasin a développé les douze angles d’attaque de base que l’on retrouve de nos jours dans la plupart des courant de Balintawak. Dans la logique du principe Cuentada, douze défenses de base ont été associées à ces attaques. [5]
Jose Villasin a également été l’un des premiers à avoir systématiser un programme pour l’apprentissage du Balintawak, qu’il a nommé le système « de groupe » (grouping method), pour que le pratiquant puisse avoir une progression pédagogique claire et facilité l’apprentissage. Teofilo Velez a utilisé aussi cette méthode d’entrainement qui est aujourd’hui la plus largement utilisée pour apprendre le Balintawak Eskrima. [5] [13]
D’autre élève de Anciong Bacon ont fait évoluer le Balintawak différemment. C’est le cas avec Timoteo Maranga qui développa le Tres Personnas Eskrima de Combate Super Kuwentada (Cuentada) System. Ce courant du Balintawak Eskrima nommé désormais Combate Eskrima Maranga (CEM) met également l’accent sur des techniques de distance longue, ou largo mano, ce qui diffère des autres courant de Balintawak dont la pratique est accès presque exclusivement sur la distance courte. Le CEM se distingue aussi par de nombreuses techniques de désarmements. [14]
Aujourd’hui, grâce à la promotion des élèves de Anciong Bacon et de leurs successeurs, le Balintawak Eskrima est devenu un courant des arts martiaux philippins très répandu dans le monde entier. La ville de Cebu propose de nombreux clubs de différents courant de Balintawak Eskrima, auxquels sont à la tête des experts et Maîtres de renommée internationale. Le « tourisme de l’Eskrima » y est très présent… et nombreuses sont les personnes à ce faire photographier en dessous du panneau de la Balintawak street !
Sources
[1] Eskrimadors, GO Kerwin, Pointsource Film, 2010
[2] Balintawak : lessons in Eskrima, MANINGAS Rad, IUniverse, 2015 (google books)
[3] www.marysvillemartialarts.com/arnis-eskrima-balintawak-filipino-martial-arts
[4] www.nickelstickeskrima.com/history/about_balintawak.htm
[5] stickfightingsport.com/balintawak-arnis-2/
[6] atillobalintawak.com/history/
[7] The history of Combate Eskrima Maranga > vimeo.com/36314557
[8] nickelstick.weebly.com/history-of-balintawak.html
[9] www.balintawak.co.uk/information/balintawak-escrima.html
[10] www.tabiminabalintawak.com/about/history
[11] www.internationalbalintawak.com/2016-04-04-17-56-21/balintawak-history.html
[12] Filipino Martial Arts and The Construction of Filipino National Identity (Thesis), GONZALES Rey Carlo Tan, p81, University of Manchester, U-K, 2015
[13] www.nickelstickeskrima.com/methodology/
[14] maranga.byethost5.com/about/
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