J’ai débuté la pratique des arts martiaux philippins (FMA) il y a 15 ans avec le Cabales Serrada Escrima. Cet art martial m’a permis de découvrir la culture philippine et la vision des FMA pour le combat avec armes. Ma seule expérience dans ce domaine auparavant avait été la pratique du Iaïdo dont l’apprentissage se focalisait beaucoup sur les katas à entrainer seul. Le contact des bâtons avec un partenaire dans le Cabales Serrada Escrima m’a énormément séduit dès les premiers instants où je l’ai pratiqué.
Aujourd’hui, je pratique désormais le Combate Eskrima Maranga sous la tutelle de Maestro Rodrigo Maranga car ce système est bien plus compatible avec ma façon d’exprimer le Wing Chun, mon système à mains nues. Les concepts, les principes et certaines techniques y sont similaires ce qui me permet d’avoir une bonne cohérence et fluidité dans la globalité de mon approche martiale.
Toutefois, le Cabales Serrada Escrima m’a introduit dans l’approche philippine des arts martiaux. Cet art m’a donné également des fondamentaux et des compétences avérées avec lesquels j’ai pu mieux appréhender le combat avec armes.
Un bref historique du Cabales Serrada Escrima
On ne peut pas évoquer l’Histoire du Cabales Serrada Escrima sans s’intéresser à son fondateur : Angel Cabales. Toutefois cet article n’est pas une biographie et je ne mentionnerai que les grandes lignes de la vie de Angel Cabales pour exposer le développement de cet art martial philippin. J’envisage de créer une catégorie biographie où je développerai en détail la vie de grands maîtres d’arts martiaux.
Le Cabales Serrada Escrima a pour principale origine un vieux style philippin nommé De Cuerdas Escrima du Maître Felicisimo Dizon provenant de l’île de Cebu, dans l’archipel des Visayas au centre des Philippines. [1]
Je précise que j’utilise ici le terme Escrima écrit avec un « c » comme il est utilisé aux Etats-Unis. Eskrima écrit avec un « k » est employé aux Philippines. D’ailleurs, le style De Cuerdas Escrima de Dizon Felicisimo n’a aucun lien avec le style Heyrosa De Cuerdas Eskrima de Cebu, qui lui a pour origine le Balintawak de Venancio « Anciong » Bacon.
Concernant le De Cuerdas Escrima, c’est un style obscur que Felicisimo Dizon aurait appris d’un ermite à Cebu. Felicisimo Dizon est devenu par la suite un expert de renom qui a côtoyé et échangé avec d’autres grands experts philippins comme Antonio « Tatang » Ilustrisimo et Floro Villabrille. [2]
Angel Cabales (1917-1991) est originaire de l’île de Panay, dans les Visayas. En 1932, étant jeune adolescent, il est le témoin d’un duel entre Felicisimo Dizon et un autre eskrimador. Impressionné par la technique de Dizon, Angel Cabales lui demande de lui enseigner son art : le De Cuerdas Escrima. Cabales s’investit pleinement dans cet art du combat au bâton.
En 1934, Cabales part vivre à Manille. Après plusieurs années de petits boulots, il devient docker et croise à nouveau la route de Dizon qui est docker également. Cabales a alors l’occasion de parfaire son art martial auprès de son maître. Durant cette période à Manille, à la fin des années 1930, Dizon et Cabales auraient participé à des combats à mort, ce qui auraient accru davantage leur réputation [3]. La renommée de Angel Cabales était telle qu’on l’a surnommé « dimasalang » qui signifie « l’intouchable » [4].
En 1939, Angel Cabales quitte les Philippines pour les Etats-Unis en se faisant embaucher comme marin dans un cargo. Le voyage est rude. Angel Cabales doit relever plusieurs duels et faire honneur à sa réputation de combattant. Une célèbre formule est née de cette épisode :
« Trois coups et un homme tombera » Angel Cabales
Aux Etats-Unis, il continue dans un premier temps à être marin et fait plusieurs missions le long de la côte ouest américaine. Puis il s’installe à Stockton en Californie et devient contremaître. Il y rencontre d’autres immigrés philippins pratiquants de FMA. En 1966, Max Sarmiento, un expert philippin en Cadena de Mano qui est ami et partenaire de Angel Cabales, lui suggère d’enseigner son art au public [5].
La transition du De Cuerdas Escrima au Cabales Serrada Escrima
Cabales élabore peu à peu sa méthode d’entrainement pour transmettre son De Cuerdas Escrima. L’ossature de son système repose sur les 12 angles d’attaques fondamentaux et les 3 défenses sur chaque angle d’attaque qui y sont associées. Il développe aussi plusieurs drills comme le lock and block ou le free flow pour développer les réflexes et la coordination des techniques [6]. Dans le curriculum de son système, Angel Cabales se consacre au maniement de plusieurs pratiques avec armes : le bâton simple, l’épée simple, les deux bâtons avec les exercices de sinawali, l’espada y daga (l’épée et la dague) et le couteau simple.
Le solo baston, ou bâton simple, est le premier outil utilisé. Il développe des compétences fondamentales sur lesquelles les techniques et concepts avancés sont construits [7].
L’espada y daga, malgré son nom, est le plus souvent pratiquée avec un bâton et une réplique d’un poignard en bois. C’est une vieille méthode européenne qu’apportèrent les colons espagnols aux Philippines. Interdite durant l’occupation espagnole, l’espada y daga a survécu dans la clandestinité. Cette pratique a eu une grande influence dans le développement du système de Angel Cabales, car tous les mouvements du bâton ont pour origines ceux de l’espada et tous les mouvements de la main vide (la main gauche) tirent leur origine de la daga.
En revanche, lorsque Angel Cabales pratiquait avec une véritable épée, il utilisait un pinuti, une arme originaire des Viasayas. Le pinuti un un type de bolo. Le bolo étant le terme principal utilisé aux Philippines pour désigner les lames traditionnelles servant principalement comme outil agricole. Le pinuti utilisé comme tel, devenait sombre au contact des fluides végétaux et animaux. En revanche, lors de période de troubles, il était affuté et poli pour le combat et la lame devenait blanche, d’où le mot pinuti qui signifie « blanchi » dérivé du mot cebuano puti qui veut dire « blanc ». [8]
En plus du maniement des armes, Angel Cabales incorpora des techniques à mains nues pour une approche plus complète de l’auto-défense, avec des percussions, des blocages, des techniques de saisies et de clés, de projections et de désarmements. L’utilisation des mains nues n’existait pas dans son sytème original. Les modifications qu’apporta Cabales au De Cuerdas Escrima le poussa à changer de nom pour désigner son nouvel art martial. Il avait pour habitude de définir son style par le terme serrada qui signifie « combat rapproché ». Un nouveau nom s’imposa de lui-même ; le Cabales Serrada Escrima. [9]
Le développement du Cabales Serrada Escrima aux Etats-Unis et en Europe
A partir de 1966, Angel Cabales devient un des pionniers des FMA aux Etats-Unis, aux côtés d’autres experts philippins comme Max Sarmiento et Leo Giron. Il est le premier à ouvrir une école au public et crée la Cabales Escrima Academy Association [10]. Son école accueille des élèves de toutes origines, c’est une nouveauté importante dans le monde des FMA aux Etats-Unis car jusqu’ici les émigrés philippins ne pratiquaient qu’entre eux. Pendant plus de 20 ans, il transmet son art lors de cours réguliers à Stockton et également lors de séminaires dans tous les Etats-Unis. Plusieurs experts attirés par sa renommée et son agilité ont suivi son enseignement. Parmi eux : Dan Inosanto, Richard Bustillo, Alfredo Bandalan, Leo Fong ou encore Rene Latosa [11]. Il acquiert bientôt le surnom de :
Angel Cabales, « le père de l’Escrima aux Etats-Unis ».
Parmi ces experts et élèves de Angel Cabales, certains ont contribué également à diffuser le Cabales Serrada Escrima aux Etats-Unis, puis en Europe. La plus part d’entre eux ont été influencés par différents style de FMA, pour autant le système de Angel Cabales faisait partie de leur curriculum.
Parmi eux, Mike Inay fonde la West Coast Eskrima Society en 1979, avec Max Sarmiento, afin de préserver et promouvoir les arts martiaux philippins aux Etats-Unis. De nombreux experts américains de FMA ont joint cette organisation par la suite. Le Inayan Eskrima créé par Mike Inay tire ses influences principales du Cadena de Mano (ou Kadena de Mano comme il est souvent orthographié dans le Inayan Eskrima), ainsi que du Cabales Serrada Escrima. Mike Inay a promu son système aux Etats-Unis et également en Europe dans les années 1990. [12]
Les FMA ont été aussi popularisés en Europe par l’intermédiaire d’experts en Lacoste Inosanto Kali et en Jeet Kune Do, élèves de Dan Inosanto. Pour autant, même si Dan Inosanto a été élève de Angel Cabales, son sytème a davantage été influencé par les enseignements du Maître Juanito Lacoste, un contemporain de Angel Cabales à Stockton, spécialisé dans le Espada y Daga [13].
Concrètement, le Cabales Serrada Escrima a surtout été diffusé en Europe par Rene Latosa, un des premiers élèves de Angel Cabales. Rene Latosa a suivi également l’enseignement de Max Sarmiento au Cadena De Mano, de Leo Giron au Larga Mano et Dentoy Revillar [14].
En 1977, Keith Kernspecht, le fondateur de l’European Wing Tsun Organisation (EWTO), invite Rene Latosa à venir présenter son art en Europe. Keith Kernspecht cherchait un art martial pragmatique et efficient, spécialisé dans le maniement des armes, en complément du Wing Tsun focalisé sur le combat à mains-nues, afin de proposer une approche globale de l’auto-défense [15].
C’est le début d’une grande coopération qui permet à Rene Latosa de diffuser son système en Europe : le Latosa Escrima.
Le Cabales Serrada Escrima a donc été très largement diffusé en Europe par l’intermédiaire du Latosa Escrima, dès la fin des années 1970. Plus particulièrement, en Europe dite de l’Ouest, car l’EWTO a été créée en 1976, en République Fédérale Allemande (RFA), pendant le Guerre Froide. Les nombreuses écoles de Wing Tsun (Wing Chun de la lignée de Leung Ting, voir mon précédent article au sujet des différentes terminologies du 詠春) ont été un vecteur de cette diffusion puisque l’enseignement du Latosa Escrima y était très souvent associé.
C’est donc dans ce contexte que j’ai découvert le Latosa Escrima en 2004 et que j’ai pu apprendre ce formidable système qu’est le Cabales Serrada Escrima. Et même si aujourd’hui je ne le pratique plus, je suis toujours reconnaissant de ce que le Cabales Serrada Escrima m’a apporté car comme le dit le proverbe chinois : Jam Seoi Si Jyun 饮水思源, « Quand vous buvez l’eau, pensez à la source ».
Sources
[1] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p24, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994
[2] The Secrets of Kalis Ilustrisimo, The Filipino Fighting Art Explained, DIEGO Antonio et RICKETTS Christopher, Tuttle Publishing, 2002
[3] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p26-27, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994
[4] Black Belt, novembre 1996, p122, Rainbow Publications
[5] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p27-28, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994
[6] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p29, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994
[7] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p49, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994
[8] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p52 et p53, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994 et atkinson-swords.com
[9] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p31, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994
[10] Black Belt, octobre 1991, p45, Rainbow Publications
[11] Filipino Martial Arts, Cabales Serrada Escrima, p31, WILLEY Mark. V, Charles E. , Tuttle Pubilshing Co. , 1994
[12] inayan.com
[13] afamsea.com et Arnis : Reflections on the History and Development of Filipino Martial Arts, WILEY Marc, Tuttle Publishing, 2012
[14] Interview with Grandmaster Rene Latosa of Latosa Escrima, FMA Pulse (youtube.com), 19 aout 2019 et latosa-escrima.com
[15] Black Belt, juin 1983, p56, Rainbow Publications
[16] Escrima, LATOSA Rene et NEWMAN Bill, Wu Shu-Verlag Kernspecht, 1979
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