Le Maître du Nord versus le clan Wing Chun de Fatshan


Dans cet article, je voudrais revenir sur un événement qui s’est passé à Fatshan 佛山 (Foshan en mandarin) dans les années 1920 (ou au début des années 1930), événement très romancé dans le film Ip Man de Wilson Yip de 2008 avec l’affrontement de Kam Chan Chau (Jin Shan Zhao en mandarin) versus Yip Man. J’ai intitulé cet article « Le Maître du Nord versus le clan Wing Chun de Fatshan » et non pas « versus Yip Man » car il existe différentes versions de cette histoire où Yip Man n’est pas la personne qui a affronté le Maître du Nord.

Revenons dans un premier temps sur les sources qui racontent cet évènement épique, survenu à Fatshan il y a près d’un siècle maintenant. Il n’y a pas eu, que je sache, de document officiel qui relate ce récit, j’entends par là,  de document établi par une quelconque autorité administrative. Il n’y a pas eu non plus, de document écrit « à chaud » au moment de l’évènement. Les documents dont nous disposons aujourd’hui sont des témoignages de cette histoire devenue presque légendaire, de personne ayant entendu parler de ce récit. Autrement dit, il s’agit de témoignages racontés de personnes à personnes qui ont été écrits plus de 70 ans après les faits. Il faut donc prendre du recul avec cette histoire et ne pas établir de vérité irrémédiable…

Voici les sources utilisées pour écrire cet article dans leur ordre de parution :

– L’interview de Yip Ching dans le magazine Black Belt de juillet 1995 [1]

– Le livre Yuen Kay-San Wing Chun Kuen History and Foundation de Rene Ritchie paru en 1998 et un article du même auteur dans www.wingchun.org [2]

– Le livre Roots and Branches of Wing Tsun de Leung Ting paru en 2000 [3]

– Le livre Ip Man – Portrait of a Kung Fu Master de Yip Ching paru en 2001 [4]

 

Carte de la province du Kwangtung (Guangdong) de Shang Wu Yin Shu Guan, 1915. Source : BNF Gallica

Le contexte historique des années 1920/1930

En 1912, la Chine voit l’avènement d’un nouveau régime politique, la République de Chine, qui succède à la dynastie Qing. Concernant les arts martiaux, c’est une période prospère et en proie au développement. Les paysans affluent dans les villes et rejoignent les écoles d’arts martiaux à la recherche d’une protection mutuelle, d’un soutien et d’une réaffirmation de leur identité locale, voir nationale [5]. C’est dans cet esprit qu’est fondée l’école Jingwu 精武 à Shanghai en 1909, par le célèbre Maître Huo Yuanjia 霍元甲. Après son succès à Shanghai, l’école Jingwu se développe progressivement dans d’autres régions de la Chine, comme par exemple dans le Guangdong, avec l’ouverture d’une première école à Canton (Guangzhou 广州) au printemps 1919. Des maîtres de l’école mère de Shanghai sont envoyés à Canton pour promouvoir les arts martiaux de Jingwu, comme Lu Weichang 盧煒昌, un des élèves les plus talentueux de Huo Yuanjia [6] [7].

Photo des membres de l’Association Jingwu du Guangdong accueillant Lu Weichang [situé au deuxième rang, le sixième à partir de la gauche], le 23 octobre 1919 [6]. Sur la droite portrait de Lu Weichang [7].
L’école de Canton rencontre un fort succès, si bien que d’autres branches de Jingwu sont prévues d’être développées  dans le Guangdong. La branche de Fatshan est créée en 1920 et des Maîtres de l’école Jingwu de Shanghai y sont envoyés comme instructeurs, experts, entre autres, en style de l’Aigle, style de la Mante Religieuse et en Taijiquan. Cela ne plait pas du tout à la population locale, fortement imprégnée par les arts martiaux locaux, en particulier le style du Choy Li Fut 蔡李佛 [note] très répandu à Fatshan à cette époque. [8]

Durant cette période, le Wing Chun commence à prendre de l’ampleur à Fatshan, notamment sous la houlette d’un des leaders du style : Ng Chung So 吳仲素, le premier élève de Chan Wah Shun 陳華順, qui a pris la suite de l’enseignement vers 1910. Une poignée de pratiquants issus pour la plupart du milieu de la bourgeoisie, s’entrainent sous la direction de Ng Chung So. Celui-ci travaille pour un certain Yiu Lam 姚霖 qui tient un établissement dans lequel on pratique le jeu d’argent et la consommation d’opium, situé à Sek Lo Tau 石路頭 (“The Entrance of the Rocky Road”). Ng Chung So enseigne le Wing Chun dans l’arrière-salle de cet établissement. Entre 20 et 25 pratiquants de Wing Chun de Fatshan assistent à ses cours informels, parmi eux Yiu Choy 姚才 (le frère de Yiu Lam), Tong Kai 湯繼, Lai Hip Chi 黎協池, Yuen Kay San 阮奇山 et Yip Man 葉問. [9]

Ng Chung So est le Sihing 師兄 de Yip Man, son frère aîné dans la tradition martiale. Ils ont tous deux reçu l’enseignement de Chan Wah Shun, leur Sifu 師父, mais il est fort probable que Ng Chung So ait été l’instructeur principal de Yip Man. Ces relations sont relatées dans le manuscrit écrit par Yip Man. [10]

Fumerie d’opium, Canton,1902. Source : photographie de Carleton H. Graves. www.getty.edu

 

Le défi lancé par le Maître du Nord

Kam Chan Chau, le Maître du Nord dans le film Ip Man de 2008, se rend à Fatshan pour défier les Maîtres d’arts martiaux de la ville et est finalement vaincu par Yip Man. Cet affrontement est inspiré d’un événement ayant vraiment eu lieu. Yip Ching a exposé à deux reprises cette histoire une fois dans une interview donnée au magazine Black Belt en 1995 [1] et une seconde fois dans le livre Ip Man – Portrait of a Kung Fu Master en 2001 [4]. Le Maître du Nord est un instructeur de l’école Jingwu de Shanghai envoyé à l’école Jingwu de Fatshan [note] pour y enseigné son Kung Fu. Yip Ching ne mentionne pas son nom mais le qualifie de Maître du style de l’Aigle en 1995 et Maître du style de la Mante Religieuse en 2001.

Le style de l’Aigle, Ying Zhao 鷹爪, a été intégré par le Maître Chen Zizheng 陳子正 dans l’école Jingwu de Shanghai, dans les années 1910. Chen Zizheng a ensuite été envoyé en 1921 à l’école Jingwu de Hong Kong pour y enseigner son style. Il y reste jusqu’en 1924 et retourne ensuite dans le Nord en laissant l’enseignement de son style à des disciples [11]. On peut supposer que certains de ses disciples ont été envoyés dans l’école Jingwu de Fatshan pour y enseigner le style de l’Aigle. Disciples de Chen Zizheng ou pas, on sait cependant que deux instructeurs du style de l’Aigle, Li Bao Ying 李寶英 et Liu Fa Meng 劉法孟, ont enseigné à l’école Jingwu de Fatshan à cette époque [8].

L’hypothèse du Maître du style de la Mante Religieuse, Tang Lang 螳螂拳, semble plus plausible puisqu’elle est indiqué à la fois par Rene Ritchie [2], Leung Ting [3] et Ip Ching [4]. Leung Ting mentionne un certain Maître Yu, tout comme Rene Ritchie, Maître Yu Lok Gong. Il s’avère qu’un Maître de Tang Lang du nom de Yu Lok Gong 于樂江 en cantonais (ou Yu Le Jiang en mandarin), a bien été envoyé à l’école Jingwu de Fatshan pour y enseigner le style de Mante Religieuse [8], de 1922 à 1925 [12]. Yu Lok Gong a été le disciple du célèbre Maître Luo Guang Yu 羅光玉 qui a intégré le Tang Lang à l’école Jingwu de Shanghai dès 1919 [2] [13].

En haut à gauche, Dai jingCheng 戴金城 et Mai Hua Yong 麥華永 démontrant des techniques de Tang Lang. En haut à droite, le portrait du célèbre Maître Luo Guang Yu 羅光玉. En bas, Wong Hon Fan 黃漢勛 au bâton et Wong Hanchao 黃漢超 au grand sabre. Source : brennantranslation.wordpress.com

L’histoire raconte qu’une fois arrivé à Fatshan, Yu Lok Gong aurait défié la communauté des Maîtres locaux pour accroitre sa réputation et attirer de nouveaux élèves à l’école Jingwu de Fatshan (versions de René Ritchie et Leung Ting). Une autre version précise que les Maîtres de Fatshan ont été offensés par les propos injurieux de Yu Lok Gong et ils ont décidé de nommer un des leurs pour défier le Maître du Nord. Lee Kong Hoi, un médecin herboriste de Fatshan, recommanda son ami, Yip Man, pour affronter Yu Lok Gong (version de Yip Ching). En définitif, Yu Lok Gong a défié (ou a été défié par) un membre du clan Wing Chun ; Yip Man ou Yuen Kay San.

Yip Man et Yuen Yay San. Dans les années 1920/30 à Fatshan, les deux Maîtres de Wing Chun étaient bons amis, ils ont eu l’occasion de pratiquer ensemble durant plusieurs années. A noter que ces photos datent d’après 1950 et ne correspondent pas à la période où ils se côtoyaient à Fatshan.

 

Yu Lok Gong vs Yip Man / Yuen Kay San

A ce moment de l’histoire les versions divergent. Dans la version de Yip Ching, Yu Lok Gong, le Maître de Tang Lang affronte Yip Man. Tandis que dans les versions de Rene Ritchie et Leung Ting, Yu Lok Gong affronte Yuen Kay San. Dans les paragraphes qui suivent, j’ai pris la liberté de résumer les récits exposés par Yip Ching, Rene Ritchie et Leung Ting.

  • Version du combat contre Yip Man

Yip Man ayant été choisi pour affronter Yu Lok Gong, le combat a été organisé sur une estrade (leui toi 擂台) au centre de la ville. La promotion de l’événement amena près de 2000 personnes installées sur des chaises autour de l’estrade. L’affrontement fut très bref ; Yu Lok Gong s’est jeté sur son adversaire pour lui porter une attaque, Yip Man l’a absorbée et a expulsé le Maître de Tang Lang de l’estrade. Yu Lok Gong a atterri sur une chaise qui lui a brisé les côtes. Le combat fut terminé. A ce moment là, les spectateurs étaient insatisfaits car l’affrontement s’était terminé très rapidement. Yip Man les a alors occupés en démontrant les formes du Wing Chun. L’événement a pris fin après quelques divertissements supplémentaires et une danse du lion.

  • Version du combat contre Yuen Kay San

Les versions de Rene Ritchie et Leung Ting divergent sur les circonstances qui ont amené à ce combat entre Yu Lok Gong et Yuen Kay San.

    • Dans la version de Rene Ritchie, Yuen Kay San vint assister au combat entre le Maître de Tang Lang et un Maître d’arts martiaux de Fatshan (non identifié). L’adversaire de Yu Lok Gong ne s’étant pas présenté, Yu se tourna vers Yuen Kay San et le défia. Celui-ci refusa le défi mais Yu Lok Gong se jeta sur Yuen Kay San le forçant à se défendre. La suite de l’affrontement fut très brève, Yuen Kay San défendit les attaques successives de Yu Lok Gong tout en lui portant des attaques l’obligeant à battre en retraite. Yu Lok Gong fut débordé et dominé, il dut se soumettre à Yuen Kay San. Le combat fut terminé très brièvement.
    • Dans la version de Leung Ting, Yu Lok Gong avait entendu parler de la renommée de Yip Man, réputé pour son style Wing Chun, il se rendit donc dans la fumerie d’opium où Yip Man avait l’habitude de se rendre, pour le défier. Yip Man n’était pas là ce jour-là, mais son ami Yuen Kay San se relaxait en fumant de l’opium. Yu Lok Gong n’ayant jamais rencontrer Yip Man, il le confondit avec Yuen Kay San, et lui lança une attaque sans ménagement. Yuen Kay San surpris, eut tout de même la capacité de se défendre et repoussa l’attaque de son adversaire. Après avoir compris les intentions de Yu Lok Gong et une fois que chacun ait décliné son identité, Yuen Kay San proposa à son adversaire de continuer le combat à l’extérieur de la fumerie d’opium. La suite du l’affrontement fut très brève, Yuen Kay San domina le combat très rapidement et Yu Lok Gong dû s’avouer vaincu.

 

Conclusion

Nous avons vu qu’il existe différentes versions de cet événement du Maître du Nord venu défier les Maîtres d’arts martiaux de Fatshan. Il semblerait toutefois que ce serait un pratiquant de Wing Chun qui l’aurait vaincu. Encore une fois, les faits présentés dans les différentes versions de ce récit doivent être considérés prudemment. La vérité sur cette histoire passée il y a un siècle reste impossible à établir, d’autant plus, que ces récits ont pu être influencés par une version racontée dans un roman de type wuxia publié  dans les années 1960. [8]

En 1948, Chan Jin 陳勁, sous le pseudonyme “Je suis l’homme-montagne”我是山人, publie “M. Jan de Fatshan” 佛山贊先生. Ce livre raconte de manière très romancée, les épopées des pratiquants de Wing Chun de Fatshan, en particulier celles de Maître Leung Jan 梁贊, le sigung 师公 de Yip Man.

Concernant Yu Lok Gong, le Maître de Tang Lang qui a affronté un pratiquant de Wing Chun à Fatshan, on connait peu de chose sur sa vie. Il n’est pas aussi connu que Wong Hon Fan, un frère d’arme, ayant eu le même Maître, le réputé Luo Guang Yu. Toutefois, il semblerait qu’après avoir séjourner à Fatshan pour y enseigner le Tang Lang dans l’école Jingwu, Yu Lok Gong s’est rendu par la suite dans le Guangxi pour transmettre son style dès 1925 [12]. Enfin toujours dans le Guangxi, Yu Lok Gong est sollicité pendant la 2ème Guerre Mondiale pour entraîner les soldats de l’armée chinoise au dadao 大刀, le grand sabre. [8] [14]

 

Les 4 films de Wilson Ip ne sont pas réputés pour être des biopics authentiques de la vie du Grand Maître. Non, Yip Man n’a jamais mis les pieds en Amérique pour aller casser du Marines #IpMan4. Cependant, on doit admettre que le film Ip Man de 2008, s’inspire pourtant d’une vieille histoire passée à Fatshan, en prenant la liberté de la réinterpréter.


Note

  • Choy Li Fut 蔡李佛 peut aussi s’écrire en cantonais Choy Lee Fut, Choy Lay Fut, Choi Lei Fut… et s’écrit en mandarin Cai Li Fu.
  • Jingwu 精武 est l’écriture utilisée en mandarin. 精武 est souvent écrit Chin Woo en cantonais, mais on peut aussi trouver Ching Wu, Jing Mo

Source

[1] Black Belt, July 1995, p60-62 et p64, Rainbow Publications (voir mon article pour plus de détail cette interview)

[2] Yuen Kay-San Wing Chun Kuen History and Foundation, p19,  RITCHIE Rene, ed Multi-Media Books, 1998 et  www.wingchun.org (article de Rene RITCHIE)

[3] Roots and Branches of Wing Tsun, p239-240, LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[4] Ip Man Portrait of a Kung Fu Master, IP Ching et HEIMBURGER Ron, p21-22, King Dragon Press, 2001

[5] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p111-112, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[6] 外篇 Opening Distant Jingwu Branches [Part Twelve of 精武本紀 The Annals of Jingwu], 1919. Source : brennantranslation.wordpress.com

[7] 文苑 雜俎 題贈 頌祝 表 For The Jingwu Association : Contributions from Famous Writers, … [Parts Seven–Eleven of 精武本紀 The Annals of Jingwu], 1919. Source : brennantranslation.wordpress.com

[8] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p138-140, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[9] Ibid. p213 et Roots and Branches of Wing Tsun, p69 et p246, LEUNG Ting, ed. Leung Ting Co, 2000

[10] The Creation of Wing Chun: A Social History of the Southern Chinese Martial Arts, p180, JUDKINS Benjamin, NIELSON Jon, ed. State University of New York Press, 2015

[11] 鷹爪連拳 Eagle Claw Fifty-Line Continuous Boxing [Lines 1–5] Selangor Jingwu Magazine, issue #1, 1928. Source : brennantranslation.wordpress.com

[12] site du Wong Hon Fan Tang Lang www.hfwong-mantis.com

[13] 螳螂拳術闡秘 Secrets of The Mantis Boxing Art 順德黃漢勛編述 by Huang Hanxun [Wong Honfan] of Shunde, 1946. Source : brennantranslation.wordpress.com et tanglangguan.20m.com

[14] 軍中大刀術 Large Saber Techniques for the Army 順德黃漢勛編述 by Huang Hanxun [Wong Honfan] of Shunde, 1955. Source : brennantranslation.wordpress.com et www.hfwong-mantis.com


 

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